Sociologie
Entreprises : Peut-on supprimer les managers ?
Soupçonnés de rapporter peu et d’être des freins à l’innovation, les cadres intermédiaires sont mis sur la sellette par de nombreux consultants et dirigeants de sociétés. Mais peut-on vraiment se passer d’eux sans désorganiser et affaiblir l’entreprise ?
Lucile Chevalier
© Getty Images/iStockphoto
L’Américain Gary Hamel, 66 ans, lunettes rondes et moustache grise, fait partie du club très privé des « gourous du management ». Enseignant à Harvard et à la London Business School, il forme les futurs dirigeants. Président de Strategos, cabinet international de conseil en management, il murmure à l’oreille des grands patrons. Ses conférences font salle comble.
Bref, il est incontestablement « l’une des personnalités des affaires les plus influentes au monde », comme le reconnaissent le magazine Fortune et The Wall Street Journal. L’une des personnalités les plus iconoclastes aussi. Car le ponte en management tire depuis des décennies à boulets rouges sur… le management.
Éco-mots
Manager
Le mot italien « maneggiare », construit à partir du latin « manus » (main), signifiait « entraîner un cheval en le dirigeant avec la main ». En France, il donne naissance au mot « manège », lieu où sont dressés les chevaux, puis à « ménager ». Le Ménagier de Paris (paru en 1393) regroupait un ensemble de conseils sur la façon de bien tenir sa maison. Le mot part ensuite en Angleterre, avant de revenir chez nous, à la fin du XIXe siècle, dans son acception actuelle, celle de dirigeant d’entreprise.
Organisation aplatie
Pour doper la performance des entreprises, il conseille ainsi aux patrons de « commencer par virer tous les managers »1. Pour lui, ces derniers coûtent cher et rapportent peu.
Les travailleurs d’aujourd’hui, plus éduqués, mieux informés et équipés (robots, logiciels, data) qu’au temps du taylorisme florissant, n’ont pas besoin d’un manager leur disant quoi faire, comment le faire et contrôlant leurs faits et gestes.
Questionner l’utilité des chefs et critiquer l’organisation presque militaire des entreprises, avec sa masse de caporaux, lieutenants, capitaines et généraux, ce n’est pas nouveau. En 1991, déjà, le cabinet de conseil en stratégie A.T. Kearney conseillait aux entreprises de réduire le nombre d’échelons hiérarchiques pour gagner en souplesse et en performance.
Ce conseil a été plutôt suivi, car on assiste effectivement, depuis « 30 ans, à un aplatissement des organisations », analyse Stéphanie Chasserio, enseignante-chercheuse en management et organisations à la Skema Business School. Mais jusque-là, ce sont les cadres intermédiaires, les chefs des petits chefs et les chefs sans équipe qui ont été visés.
Peu d’entreprises ont supprimé le premier niveau d’encadrement : les managers de proximité. Bernard Marie Chiquet, fondateur de l’institut iGi2, n’en dénombre que deux : l’entreprise agroalimentaire californienne Morning Star et la Néerlandaise Buurtzorg, spécialisée dans les soins infirmiers à domicile.
Un manager-traducteur
Même dans la fonderie française FAVI, figure de proue de l’entreprise libérée, les chefs d’équipe ont été maintenus. Ils ne s’appellent plus « managers », mais « leaders » et sont élus par les membres de l’équipe. Mais ils occupent bien des fonctions managériales : ils organisent la production, définissent les besoins, rapportent à la direction, ajustent le planning, règlent les conflits, décident des augmentations.
« Le manager n’est plus celui qui donne des ordres exécutés sans broncher par les employés ; ni le très savant, seul capable de prendre les meilleures décisions et de trouver les meilleures solutions. Il n’en occupe pas moins un rôle essentiel dans l’entreprise. Il est celui qui traduit sur le terrain la vision et la stratégie définies par la direction », analyse Hélène Exbrayat, directrice de la Maison du management, à Paris, un lieu d’échanges et de formation pour les managers.
Ce qui n’ôte rien à la légitimité du salarié quand il aspire à une plus forte autonomie dans son travail. Qui, mieux que lui, qui a été formé à l’école et sur le terrain, sait comment il doit faire son travail, pour reprendre une des antiennes de l’entreprise libérée. Oui, mais le salarié a une vision parcellaire de l’entreprise.
Il revient au manager, d’une part d’expliquer à chacun son rôle et sa place dans les desseins de l’entreprise, d’autre part de transmettre à la direction les informations et besoins du terrain.
« Aujourd’hui, qui d’autre que les managers de proximité peuvent jouer ce rôle essentiel de courroie de transmission ? », feint de s’interroger Stéphanie Chasserio, de la Skema Business School.
Qui d’autre aussi pour organiser le travail collectif ? « Cela ne se limite pas à la gestion des plannings et des réunions. L’entreprise a besoin d’une personne qui définit les règles du jeu et les rappelle. Encore aujourd’hui, le chef d’équipe est le plus légitime pour le faire. Mais avec une différence par rapport à hier : il doit désormais expliquer le pourquoi de ces règles », conclut Lydia Delbosco, directrice de la Maison du management à Lyon l.
Google a tenu six semaines sans managers…
Larry Page et Sergey Brin, les ingénieurs fondateurs de Google, ne portaient pas les managers dans leur cœur, se demandant à quoi ils servent et leur reprochant de freiner l’innovation par leurs contrôles incessants.
En 2002, ils décident de s’en débarrasser. Ils ont tenu six semaines. En cas de pépin, les ingénieux employés, ne pouvant plus se tourner vers leur manager, se mirent à adresser directement leurs requêtes au grand patron.
Larry Page se retrouve vite dans « l’incapacité de répondre à toutes les demandes d’aide à la décision et d’évolution de carrière », rapporte Laszlo Bock, ex-vice-président RH du groupe dans son livre Work Rules ! : Insights from Inside Google That Will Transform How You Live and Lead.
Alors, il réintègre les managers dans leurs fonctions. Mieux, il reconnaît leur rôle essentiel. Désormais, chez Google, « il y a un manager pour neuf salariés, un ratio d’encadrement très supérieur aux usages du secteur digital », indique Martin Richer, consultant en responsabilité sociale des entreprises.
En 2013, Auchan aussi a cédé aux sirènes de l’entreprise libérée. L’expérience s’est déroulée dans le magasin de Saint-Quentin, dans l’Aisne, où elle a duré un an.
Les syndicats, au départ, n’étaient pas foncièrement contre. « On nous a dit que ça allait permettre aux salariés de prendre plus de responsabilités », se souvient Éric Lamotte, à l’époque délégué syndical CFDT à Auchan Saint-Quentin.
Les caissières et employés libre-service sont incités à prendre des initiatives, à décider, à gérer les plannings, à régler les conflits, bref, à s’auto-organiser.
Du coup, la direction annonce qu’elle va supprimer six postes de cadres. Mais au bout de quelques mois, les employés travaillant plus, conscients de contribuer davantage à l’enrichissement de l’entreprise, réclament des augmentations.
Profitant du départ du directeur du magasin, la direction décide d’abandonner l’expérience et de mettre au placard cette idée d’entreprise libérée, de liberté d’action et de décision aux salariés.
Sources et notes
1. Titre de la tribune écrite par Gary Hamel et publiée en décembre 2011 dans la Harvard Business Review
2. Cet organisme accompagne les entreprises vers l’holocratie, une nouvelle forme de gouvernance laissant plus d’autonomie
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