Economie

Recruter : le prix à payer des entreprises à mauvaise réputation

Guidés par leur quête de sens et le souci environnemental, les jeunes diplômés ont rayé de leurs plans de carrière l’industrie pétrolière ou phytosanitaire. Les entreprises qui affichent une marque employeur dégradée le savent bien. Pour attirer les talents, elles devront payer un supplément. [Sans prétention, elles ont mauvaise réputation, épisode 2/4]

Angélique Vallez, Illustration de Louise Laveuve
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© Louise Laveuve

Chaque nouvelle dizaine est l’occasion de s’interroger, se remettre en question. Pour Charlotte D. qui vient de souffler ses quarante bougies, l’heure du doute a sonné.

Élève brillante, parcours professionnel sans faute, vite repérée par les ressources humaines comme un profil à haut potentiel et sans cesse accompagnée à prendre des responsabilités et du galon dans l’entreprise, la voici prête à tout plaquer pour servir une meilleure cause.

Laquelle ? L’image est encore floue. Ce n’est pas tant ce qu’elle veut faire qui motive la jeune quadra, que ce qu’elle ne veut plus faire. Charlotte D. est avocate chez Total. Elle travaille sur les contrats d’exploitation pétrolière en Afrique, et à travers le monde.

Ces derniers mois, elle a même été amenée à préparer des documents en vue de répondre à des questions de Greenpeace. Finalement, son entreprise a préféré ne pas trop soulever le couvercle et faire une réponse a minima aux militants. Mais cette demande est venue réveiller les doutes de Charlotte.

Se serait-elle mise au service du diable, sans vraiment s’en rendre compte ? Certes, la jeune-femme a conscience que le géant du pétrole a donné un coup de barre vers le développement des énergies renouvelables. Pousser le colosse à bouger en agissant de l’intérieur pourrait la motiver à rester. Mais n’est-ce pas une façon de se rassurer ? Une excuse pour rester au chaud dans cette boite confortable ?

« L’énergie se réinvente. Notre ambition est d’être un acteur majeur de la transition énergétique. C’est pour cela que Total se transforme et devient TotalEnergies », assure Patrick Pouyanné, PDG de l’entreprise sur le site vitrine. Mais le virage vers les biocarburants ou le solaire est encore lent.

Une marque employeur dégradée et la machine se grippe

Comme Charlotte, beaucoup de salariés - et la majorité des jeunes diplômés - s’interrogent sur le sens donné à leur travail, la mission de l’entreprise qu’ils servent.

À tel point que de l’autre côté du miroir, les services de ressources humaines rament à contre-courant, lorsque l’image de leur groupe est dégradée.

« La marque employeur, c’est crucial. Ça crée de la fierté pour les salariés, ça amplifie le sentiment d’appartenance et ça les aide à se lever le matin. En matière de recrutement, ça permet aussi de développer un intérêt pour l’entreprise au-delà du poste. C’est essentiel pour attirer de nouveaux talents, notamment sur des profils pénuriques comme les développeurs informatique », souligne Noëlla Gavier, directrice des ressources humaines de Welcome to the Jungle (WTTJ).

Résultat, certains groupes sont à la peine. « Les acteurs de l’industrie pétrolière ou du tabac et les entreprises clivantes comme Monsanto, dont la simple évocation provoque l’irritabilité des candidats, ont du mal à faire venir, puis à retenir les talents », acquiesce Juliette Pascal de la société de conseil Sapiance RH.

À poste équivalent, ces entreprises repoussoir doivent offrir des package de rémunération jusqu’à 50% supérieurs à ceux d’une boite sans histoire, si elles veulent avoir une chance de convaincre.

La marque employeur, c’est crucial. C’est essentiel pour attirer de nouveaux talents, notamment sur des profils pénuriques comme les développeurs informatique.
Noëlla Gavier,

Directrice des ressources humaines de Welcome to the Jungle.

D’après l’étude Winning Talents publiée en 2015 par LinkedIn, une mauvaise réputation pourrait conduire à un supplément annuel de 5 millions d’euros en moyenne, pour une entreprise de 10 000 employés !

« Les sociétés soignent leur marque employeur en cherchant à devenir des entreprises à mission, ou à être labellisées B-Corp, car pour les générations qui entrent sur le marché du travail, il n’est pas question de vendre son âme au diable », souligne la chasseuse de têtes de Sapiance RH.

D’ailleurs, dans le classement annuel des entreprises préférées des jeunes diplômés, Total et autres Bayer ont disparu du top 10, où elles apparaissaient encore récemment pour les opportunités de carrière à l’international qu’elles offraient, ou leur excellence en matière d’innovation.

« Il y aura toujours des gens pour qui une offre d’emploi est irrefusable, pour eux, c’est l’opportunité de prendre l’ascenseur social et tant pis si l’image du groupe est écornée », précise Juliette Pascal. Mais ce besoin de réussite et cette exigence salariale ne permettent pas forcément de construire des ressources humaines sur des bases saines.

Effets délétères sur le recrutement

Qu’elle soit intrinsèque au secteur d’activité, ou provienne d’un scandale humain, environnemental, ou financier, la mauvaise réputation a des effets délétères sur la capacité à recruter.

Outre le salaire qu’il va falloir gonfler, c’est un facteur qui complique tout et amplifie les coûts à chaque étape. Le temps passé à recruter risque d’être multiplié par deux ou trois, les efforts déployés plus intenses et la qualité des profils moindre.

Pour les entreprises dont la marque employeur est encore inexistante ou carrément écornée, la cooptation peut se révéler un outil efficace : celui ou celle qui a accepté de signer le pacte sait pourquoi il l’a fait. « Les collaborateurs peuvent même devenir les meilleurs recruteurs », assure Noëlla Gavier.

Il y aura toujours des gens pour qui une offre d’emploi est inrefusable, pour eux, c’est l’opportunité de prendre l’ascenseur social et tant pis si l’image du groupe est écornée.
Juliette Pascal,

Société de conseil Sapiance RH

Surtout, les entreprises concernées tentent de marquer des points, pour se faire connaître ou pour gommer les aspects moins brillants de leur profil.

Avec la montée en puissance de la question du bien-être au travail, une bonne place dans un classement tel que celui de Great place to work assure aux sociétés concernées un coup de projecteur salutaire et une déferlante de CV, quand bien-même leur secteur d’activité est peu reluisant ou que leur emplacement géographique ne fait pas rêver.

Ensuite, la labellisation (B-Corp, Happy at Work…) ou la définition d’une mission d’entreprise sont également appréciés des candidats. Depuis sa création, Welcome to the jungle, travaille justement à créer des vitrines de marque employeur pour ses clients.

Hybride entre média sur les ressources humaines et plateforme de recrutement, la jeune pousse vient nourrir l’image de l’organisation qu’elle chaperonne, notamment via des petits films dynamiques tournés sur place.

« Quelle que soit la réputation de l’entreprise, un poste c’est aussi une histoire de projet, de responsabilités : je recrute pour un job, dans une équipe, avec une mission ciblée », détaille Noëlla Gavier.

Le baby-foot c'est cool, mais le droit du travail c'est encore mieux

Construire sa réputation est un travail de longue haleine. Mais parfois, un scandale vient tout détruire en quelques jours. Ainsi, sur le modèle de la dénonciation des abus sexuels, le mot dièse #Balancetastartup a émergé il y a quelques mois, avec un compte Instagram consacré à la dénonciation des mauvais élèves.

« Compte dédié à la libération de la parole dans l'écosystème start-up. Parce que le baby-foot c'est cool, mais le droit du travail c'est encore mieux », promet le compte en question, où des dizaines de noms ont déjà été cloués au pilori.

Parmi eux, la société Lou Yetu qui distribue des bijoux fantaisie. « Le meilleur exemple de la marque très belle en apparence, mais qui est vraiment très laide derrière le rideau », indique le compte, en résumé des témoignages qu’elle a reçus. Depuis, la créatrice de la marque tente de répondre aux attaques dont elle est l’objet. Mais le chemin de la rédemption sera probablement long.

Quelle que soit la raison du crash réputationnel, le salaire reste toutefois une entrave efficace. En plein doute sur sa place dans le monde et malgré son envie de se mettre au service d’une entreprise qui serve la transition écologique ou sociale, Charlotte D. n’est pas Total-ement libre.

Son salaire de manager et les avantages dont elle bénéficie pour ses proches pèsent dans la balance économique. Vendre son âme est accessible à tous. Pouvoir la racheter n’est pas donné à tout le monde.

Notre prochain épisode

Lire l'épisode 3 : Communiquer | Descendre dans l’arène pour défendre son honneur".

Ébranlées par un scandale et clouées au pilori par un phénomène de bad buzz, les entreprises hésitent à intervenir pour protéger leur image. Si le mensonge et les stratégies de communication trop décalées ne sont pas une option, pas question d’abandonner sa réputation. 

Épisode 4 : Lobbying, désinformation... Les entreprises à mauvaise réputation travaillent leur image dans l'ombre

Lire l'épisode précédent 

Épisode 1 : Alcool, tabac, pétrochimie... La mauvaise réputation, danger de mort pour les entreprises

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