« Ce n’est pas la joie en ce moment ». Mathieu, un Français qui travaille pour une grande entreprise de la tech dans la Baie de San Francisco, décrit l’ambiance dans la Silicon Valley. Il est vrai que les années folles semblent bel-et-bien terminées dans le paradis californien de la tech, comme le symbolise la faillite, vendredi 10 mars, de la Silicon Valley Bank, une institution financière spécialisée dans le financement des pépites du secteur.
Rien que depuis le début de l’année, plus de 128 000 personnes ont été remerciées par 480 entreprises, d’après les données recueillies par le site Layoffs.fyi, qui suit les licenciements au sein des entreprises technologiques. Twitter, repris en main manu militari par le milliardaire Elon Musk, mais aussi Amazon, Pinterest, Dell, Groupon, PayPal ou encore Microsoft, font partie des géants qui ont annoncé des réductions d’effectifs ces derniers mois. Sans oublier les start-ups, qui ne sont pas du tout épargnées.
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Travailler dans la Valley, une identité à part entière
Un licenciement n’est jamais facile à accepter, les salariés de la tech ne font pas exception. C’est d’autant plus vrai que leur travail fait partie intégrante de leur identité, peut-être plus que dans d’autres secteurs.
Pour Carolyn Chen, professeure à l’université de Berkeley et auteure d’un livre sur la spiritualité dans la tech, les salariés entretiennent même une relation quasi-religieuse avec leur emploi. « Leur travail est sacré pour eux. Leurs entreprises et leurs start-ups sont des communautés de foi qui concentrent leur dévotion, leur donnent un cap, une mission », raconte-t-elle.
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Que se passe-t-il quand tout cela s'arrête du jour au lendemain ? C’est… difficile. « Ils se construisent un écosystème où le travail est la seule source d’identité et de sens dans la vie. Quand cela leur est retiré, ils sont dévastés. Avec une crise existentielle à la clé ».
Leur nouvelle réalité est d’autant plus difficile à vivre que leur emploi confère souvent aux travailleurs de la Silicon Valley une rémunération et des avantages sociaux - parfois extravagants - dont beaucoup d’Américains aimeraient jouir : voitures de location gratuites, congés parentaux généreusement payés, services de garde, massages, pressing, journée « off » pour faire le deuil d’un animal de compagnie…
À la suite de son licenciement soudain le mois dernier par un grand réseau social, Neya a dû faire une croix sur le dentiste que son entreprise mettait à sa disposition. « J’ai réalisé d’un coup qu’il fallait que je me trouve quelqu’un d’autre. Santé, transports, cercle social: jusqu'à présent, ma vie était trop axée sur mon job. Il faut que je me reconstruise ». Heureusement, elle a pu bénéficier d’indemnités « confortables », mais elle reconnaît que le coup psychologique de son départ forcé est dur à encaisser. « J’étais très fière de travailler pour l’entreprise. Maintenant que je n’y suis plus, j’ai du mal à l’annoncer aux gens autour de moi. J'ai le sentiment d'avoir échoué ».
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Les immigrés plus fragiles
Dans la jungle de la Silicon Valley, tous les licenciés ne sont pas égaux. Les entreprises de la tech emploient notamment un grand nombre d’immigrés indiens sous visa H-1B, qui permet aux entreprises américaines de faire venir des profils hautement qualifiés de l’étranger. Problème, dès qu’ils perdent leur travail, ils ont deux mois pour retrouver un nouveau sponsor. Autrement, ils doivent rentrer chez eux. Ces derniers mois, plusieurs associations ont alerté médias et élus sur le sort de ces travailleurs qui ont, pour certains, tout plaqué pour venir vivre aux États-Unis avec leur famille.
Pour les Américains, confrontés à une concurrence accrue sur le marché de l'emploi, le rebond est difficile aussi. Début mars, une ancienne employée de Twitter a décidé avec d’autres collègues de poursuivre le réseau social en justice au motif que les indemnités de licenciements avaient été réduites sous Elon Musk (un mois de paie contre deux auparavant). Elle a confié à la chaîne d’information CNN qu’elle envisageait de quitter la tech pour de bon. « Après avoir connu une vague de refus cette semaine, je me suis dit que je devrais devenir pompière ou quelque chose comme ça. Les jobs dans la tech, ça ne va pas le faire ! ».
L’histoire de Todd Erickson, devenue virale sur les réseaux sociaux, a également fait le buzz. Ex-employé d’une société d’informatique du Colorado, le quinqua a passé cinq mois à postuler à cent offres différentes et enchaîné vingt-cinq entretiens avant de trouver un autre travail dans le secteur des technologies.
Rebondir en trois mois
Son expérience n’est pas représentative. D’après l’agence de recrutement ZipRecruiter, 79% des travailleurs de la tech embauchés récemment après avoir perdu leur emploi ont trouvé leur poste dans les trois mois suivant le début de leurs recherches. Sans doute parce que le savoir-faire de ces employés flexibles et adaptables dépasse les frontières de la Silicon Valley et de ses grands acteurs.
Ainsi, l’État de Californie a-t-il lancé une campagne nommée « Work for California » pour inciter les licenciés de la tech à mettre leurs compétences au service de l’administration en leur promettant une retraite confortable et la possibilité de travailler à distance.
Par ailleurs, un nombre croissant de postes d’ingénieurs, de développeurs ou de spécialistes du cloud ne se trouvent plus chez les traditionnels géants de la tech, mais dans la santé, la finance, l’e-commerce et d’autres pans d’activité qui ont été contraints à un grand bond technologique avec la pandémie.
Après son licenciement, Alphonzo Terrell, un ancien cadre de Twitter, a organisé des discussions virtuelles sur l’application Signal ou Google Hangout avec ses anciens collègues pour surmonter le choc. Aujourd'hui, il fait partie des 63% des « tech workers » qui ont monté leur propre entreprise après avoir perdu leur job, d’après une récente étude de la société financière Clarify Capital. Dans le cas de Terrell, il s'agit de Spill, un autre réseau social axé sur la culture fondé avec d'autres anciens de Twitter. « Le changement est difficile, surtout quand il vous est imposé. Il faut faire son deuil. ce qui ressort de tout ça, c’est qu’il fallait construire quelque chose de nouveau ». L’esprit d’entreprise revient toujours au galop.
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