« L’erreur que nous avons faite, c'est de ne pas avoir construit de politique industrielle. Pendant trop longtemps en Europe, nous avons pensé que le marché règlerait tout » regrette Frans Timmermans, un vice-président de la Commission européenne. En 2015, quand la Chine lance son programme « Made in China 2025 », les Européens s’inquiètent peu et ne s’étonnent pas, y voyant la marque d'une planification typique à la chinoise.
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Aujourd’hui, face à une Chine devenue championne dans la production d’énergies vertes, ils se mordent les doigts de ne pas avoir réagi plus tôt. Les chiffres sont sans appel : entre 2005 et 2021, la part chinoise dans la production mondiale de panneaux solaires est passée de 6% à 70% quand celle de l’Europe est tombée de 28% à moins de 3%; la moitié de l’électricité mondiale issue de l’éolien off-shore vient d'éoliennes situées dans les eaux chinoises ; sur les dix premiers fabricants de batteries, six sont chinois…
La guerre en Ukraine a balayé une autre conviction profonde de l'Europe, celle qui voyait dans le commerce un vecteur de paix dans le monde. « Nous nous sommes rendus compte que ce n’était pas toujours possible avec des États autoritaires » explique Sarah Guillou, directrice du département « Innovation et Concurrence » au sein de l’OFCE, centre de recherche en économie de Science-Po.
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Et puis l’allié américain, fer de lance du libéralisme, s'y met lui aussi avec son Inflation Reduction Act (IRA)1, qui vise à protéger son industrie, au nom de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. A Bruxelles, on se met à douter des vertus du libéralisme : ne faut-il pas, dans certains cas, injecter un peu de protectionnisme ?
Une chose est sûre : avec son "plan industriel du pacte vert", la Commission européenne met de l’eau dans son vin libéral. Elle propose d’assouplir les règles et contraintes en matière de subventions des États aux industries importantes pourt la transition énergétique et la décarbonation. Faciliter une plus grande intervention des États dans l’économie permet d'espérer éviter un exode massif des industries européenne vers les États-Unis2.
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Mais il faudra aussi rattraper le retard accumulé et permettre à nos industries de se développer, d’être compétitives et solides pour assurer notre transition vers le développement durable. L'objectif : d’ici 2030, 20% des semi-conducteurs produits en Europe, et 40% de nos besoins en technologies vertes (panneaux solaires, éoliennes, batteries électriques, pompes à chaleur, etc.) assurés par nos usines.
Le "protectionnisme éducateur", un argument non recevable ?
Ainsi revient l’argument des « industries naissantes » avancé par Alexandre Hamilton, il y a plus de trois siècles, dans son Rapport sur les manufactures (1791), avant d’être popularisé le siècle suivant en Europe par Friedrich List.
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Le raisonnement est le suivant : les firmes déjà établies dans une industrie, à force d’expérience et de savoir-faire, sont capables de produire à un coût inférieur à celui que pourrait proposer un challenger entrant sur le marché. Le risque ,c'est qu'il n'y ait plus de challengers. L’État aurait donc pour mission d'intervenir et de protéger ses producteurs nationaux avec des aides et des taxes, le temps qu’ils rattrapent leur retard et arrivent à une certaine maturité. « Cet argument des ‘industries naissantes’ était valable il y a 15 ans mais aujourd'hui, le solaire, l’éolien, les batteries au lithium sont des technologies ‘matures’ » corrige Sarah Guillou de l’OFCE.
Bâtir une industrie plus verte, ce n'est pas seulement accompagner la montée en puissance des technologies vertes, c'est aussi décarboner la production existante. Le gouvernement a identifié 50 sites français fortement émetteurs de CO2. À eux seuls, ils pèsent pour la moitié des émissions de CO2 de l’industrie, soit 10% des émissions totales du pays. « Sur ces 50 sites, nous trouvons surtout des cimenteries et la sidérurgie. Pour les décarboner, il faut pouvoir remplacer le charbon et les énergies fossiles par des énergies renouvelables bon marché, et développer les technologies de captation de CO2, de stockage et trouver comment les réutiliser. Dans l’ensemble, cela demande peu d’innovation mais d’énormes investissements : des dizaines de milliards d’euros. Et la période n’est pas favorable aux gros investissements dans la décarbonation », explique Vincent Charlet, délégué général du think-tank La Fabrique de l’industrie.
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Les "gags" du protectionnisme américain
Avec la flambée des prix de l’énergie, les industriels sont plus préoccupés les factures à payer que par l'élaboration d'une stratégie pour réduire leurs émissions carbone. Et puis convaincre les investisseurs d’injecter leurs billes dans nos usines pour les rendre vertes, plutôt qu’aux Etats-Unis où l’énergie est 3 à 5 fois moins chère, et où pleuvent crédits d’impôts aux industries vertes et aides à l’achat de produits américains, cela relève de la gageure. À cela s’ajoute que « le capital-risque est moins abondant en Europe qu’Outre-Atlantique » pointe Sarah Guillou de l’OFCE.
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Toutefois, ne pas croire que les subventions règlent tout le problème et qu’avec l’IRA, les Etats-Unis ont tout compris, quand l’Europe une fois de plus s’est bien trompée. Avec l’IRA, il y a certes une ruée des investisseurs vers les producteurs d’énergies vertes, mais il y a aussi de sérieux embouteillages.
Le réseau électrique américain est dans un si mauvais état que les opérateurs éoliens et solaires patientent de long mois avant d'être raccordés. Intel a beau profiter de la manne financière pour construire sa méga-usine de puces électroniques dans l’Ohio, avec la pénurie de main-d’oeuvre d’électriciens et d’ouvriers qualifiés, le chantier stagne.
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« Le protectionnisme à outrance ne peut mener qu’à des gags » tranche Vincent Charlet, de La Fabrique de l’industrie. « Il doit être mesuré et ajusté en permanence, ajoute Sarah Guillou de l’OFCE. La clé, c’est la capacité de l’économie à absorber le changement de paradigme : produire et consommer vert ». Les infrastructures, les qualifications, un cadre réglementaire et une certaine continuité assurent en bonne partie cette absorption. En la matière, l’Europe n’a pas à rougir.
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Notes
1. Avec l’Inflation Reduction Act (IRA), adopté le 12 août dernier par le Congrès, 370 milliards de dollars seront ainsi injectés dans l’économie par le biais d’aides à l’achat de produits américains et de crédits d’impôts aux industries vertes américaines (véhicules électriques, éolien, solaire, hydrogène vert, batteries, biocarburants, séquestration de carbone).
2. « Inflation Reduction Act – Comment l’Union européenne peut-elle répondre ? » d’Antoine Bouët, dans une note du Centre d'études prospectives et d'informations internationales, rattaché à Matignon, publiée en février 2023.