Cet article est extrait de notre magazine consacré aux super-pouvoirs économiques des politiques. À retrouver en kiosque et en ligne.
« Exercice de maths appliquées : Monsieur Dupont est patron d’une PME dans l’agroalimentaire, avec 203 salariés. Il devra verser à chaque salarié terminant sa carrière dans l’entreprise une prime de départ à la retraite. Elle est calculée à partir de l’ancienneté du salarié, de sa rémunération notamment.
Question : Combien l’entreprise doit-elle mettre de côté pour être en mesure de remplir dans le futur ses obligations légales ? ».
Le métier d’Hakim Tebib ? Résoudre cette équation pour ses clients, des employeurs.
Diplômé de l’ISUP, une des 10 écoles reconnues par la profession, il est actuaire chez Deloitte, groupe d’audit et de conseil. L’exercice n’a rien de simple : il faut prévoir l’avenir sans se tromper. Si l’entreprise met trop de côté, elle s’ampute d’un capital qu’elle aurait pu investir par ailleurs. Si elle n’économise pas assez, elle se retrouvera fort dépourvue quand les départs à la retraite seront venus.
« Interpréter le passé à l’aune du futur »
Mais sans machine à voyager dans le temps, comment savoir combien de salariés termineront leur carrière dans l’entreprise, avec quelle ancienneté et quel dernier salaire ? « Pour approcher l’avenir, un des moyens est d’analyser le passé », simplifie Hakim Tebib.
Pour estimer combien de salariés termineront leur carrière dans l’entreprise, avec quel salaire et quelle ancienneté, il récolte et analyse les données sur le turnover (taux de renouvellement du personnel) et les derniers départs à la retraite : âge, catégorie socioprofessionnelle, salaire.
Cela lui permet d’estimer la probabilité pour chacun des salariés actuellement présents dans l’entreprise d’y terminer leur carrière. Il s’appuie aussi sur les tables de mortalité fournies par l’Institut des actuaires et l’Insee – certains salariés mourront avant d’arriver à la retraite.
Il se fonde aussi sur des algorithmes pour récolter des données plus nombreuses et anticiper plus finement les comportements futurs. « Il faut ensuite interpréter ce passé à l’aune du futur, poursuit-il. Les rémunérations de fin de carrière vont nécessairement augmenter dans l’avenir, du fait de l’inflation. »
Hakim devra aussi ajuster son modèle au gré des réformes du système de retraite qui repousseront (très probablement) ou avanceront (moins sûr) l’âge de départ à la retraite. Partir à 63 ans ou à 67 ans, cela change tout en matière d’ancienneté, de parcours, de poste, de rémunération et donc d’indemnité de fin de carrière.
C’est l’amour des maths qui a conduit Hakim, comme la plupart de ses confrères, au métier d’actuaire. Celui-ci construit le meilleur modèle mathématique pour mesurer la probabilité qu’un risque advienne et son impact financier.
Quelles formations ?
L’actuaire est un mathématicien et statisticien de haut vol doté d’un bac +5 spécialisé en actuariat… mais pas n’importe lequel. Il n’y a, en France, que neuf cursus reconnus par l’Institut des actuaires et donnant accès au statut : le Collège des ingénieurs, l’ISUP et l’Université Paris Dauphine (PSL), l’Ensae, à Palaiseau (Essonne), l’Essec à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), l’Euria, à Brest (Finistère), l’ISFA à Lyon, l’Université de Strasbourg et le Cnam pour la formation continue. Les aspirants y accèdent sur concours, après un bac +2 en mathématiques, statistique ou informatique. Le diplôme est exigé par certaines compagnies d’assurances et pour des postes de direction de service. Il gonfle aussi le bulletin de paie.
Maths et stats, mais pas seulement
Mais cette réalité est changeante et la théorie ne cerne qu’imparfaitement la réalité. « Il faut sans cesse ajuster le modèle, faire ce va-et-vient entre théorie et réel. Intellectuellement, c’est très stimulant », confie Marie Kratz, responsable de la filière Actuariat à l’Essec.
Selon elle, « les mathématiques et statistiques sont la base, mais elles ne suffisent pas pour appréhender tous les aspects du risque. Un actuaire spécialisé dans les catastrophes naturelles peut s’appuyer sur les données du passé pour estimer la possible fréquence d’une catastrophe, mais ce sera incomplet. Pour une estimation fine du risque et de son coût, il doit aller voir un géographe, un météorologue, un avocat spécialisé en droit environnemental. D’autant plus qu’aujourd’hui, les risques sont plus complexes, imbriqués les uns dans les autres. »
Salaires
Un actuaire diplômé perçoit en début de carrière entre 45 000 et 50 000 euros brut par an. Avec de deux à cinq ans d’expérience, il grimpe à 50 000 voire 70 000 euros brut.
Sans diplôme reconnu par l’Institut des actuaires, un débutant gagne entre 30 et 35 000 euros brut par an.
Si les mathématiques conduisent aux études d’actuariat, le diplôme d’actuaire ouvre bien souvent les portes des sociétés d’assurances : 62 % des 4 400 actuaires diplômés travaillent dans ce secteur. Ils conçoivent les contrats d’assurances, déterminent les probabilités des sinistres et leur coût, mettent en place les barèmes de remboursement, autrement dit, ce sont eux qui s’assurent que les contrats vendus par leur employeur (la compagnie d’assurances) seront rentables.
Cycle économique inversé
Bien que peu nombreux – 2,3 % des effectifs du secteur –, ils occupent un rôle central. « Ils sont au cœur du métier d’assureur. Dans ce secteur, le cycle économique est inversé : l’assureur fixe d’abord son prix de vente (la prime) avant de connaître son prix de revient (le coût du sinistre) », explique Laurent Imbert, responsable de la majeure Actuariat à l’Ecole d’ingénieurs Léonard de Vinci (ESILV). Indispensables donc, mais pas si faciles à trouver : environ 300 actuaires décrochent leur diplôme chaque année quand les entreprises sont prêtes à en recruter 500.
Concurrents des… astrologues
La graine a été plantée au XVIIIe siècle. La mort était alors perçue soit comme une punition du ciel, soit comme la manifestation du hasard.
Mais en ce siècle-là, en Europe, des démographes, médecins et mathématiciens rassemblèrent quantité de données sur la mortalité, l’âge et le sexe et les analysent pour en tirer des lois, des schémas : l’espérance de vie moyenne, les risques de mortalité d’un homme ou d’une femme selon son âge.
Ainsi naissent les premières tables de mortalité et les premières tentatives de prédire l’avenir, sans passer par des astrologues ou des cabinets de voyance. C’est aussi à cette époque que les statistiques connaissent un bel essor avec les travaux du mathématicien suisse Jacques Bernoulli, du Britannique Sir Francis Galton et l’Allemand Carl Friedrich Gauss.
Enfin, en Angleterre, le roi George Ier crée, en 1720, les premières compagnies d’assurance officielles. Les éléments étaient donc réunis pour que naisse la profession d’actuaire. Il arrive au siècle suivant, en Angleterre avant de s’étendre sur le monde.
Une poignée de statisticiens britanniques travaillant pour des compagnies d’assurance-vie crée en 1848 l’Institute of Actuaries. Huit ans plus tard, en 1856, naît à Edimbourg la première Faculté des actuaires. Et en 1885, à Bruxelles, l’Association actuarielle internationale voit le jour.