« Salut Gaëlle, je t’ai rapporté plein de plantes pourries », lance Nicolas Talliu, sourire en coin. Dans son Jumpy jaune, le fondateur de la Société protectrice des végétaux revient de sa tournée hebdomadaire. Ce vendredi matin, dès 7 heures, le trentenaire, casquette vert pâle sur la tête et barbe rousse, est allé récupérer les invendus d’un fleuriste grossiste dont il est partenaire à Saint-Priest, dans la banlieue de Lyon.
Sous la lumière des néons de l’entrepôt, ses mains pleines de terre sauvent de la poubelle des alocasias, bégonias, rosiers et orchidées dans des pots en plastique. « Je prends les derniers choix pour désengorger les stocks de mon partenaire », lâche-t-il en passant rapidement dans les rayons de plantes aux feuilles brûlées par le soleil, fleurs fanées et branches sèches.
Des défauts qui dissuadent généralement les fleuristes en quête de marchandises de les proposer dans leur boutique de centre-ville. « Pourtant, avec un peu de soin, ces plantes repartent très vite, ou bien elles refleuriront l’année prochaine, assure le protecteur de végétaux. Cet alocasia, par exemple, pointe du doigt Nicolas, il est trop tard pour le vendre, parce qu’il est en fleur depuis déjà quelques jours ». Alors, le fournisseur l’a mis de côté et va le jeter.
« La principale contrainte qui pèse sur le secteur de la fleur d’ornement, c’est le stockage », analyse Allan Maignant, ingénieur de recherche à l’Institut technique de l’horticulture Astredhor et doctorant en stratégie d’entreprise.
Stock
Ensemble des biens possédés par une entreprise qui ne sont pas encore consommés ou vendus.
« On est sur des produits frais, voire ultra-frais, des produits vivants. » Comme pour l’alimentaire, on enregistre un taux de gaspillage de 40 %. « Le stockage demande une parfaite maîtrise technique. On ne peut pas garder des plantes dans une arrière-boutique pendant trois semaines, sans lumière. »
Mais le bon emplacement, l’arrosage, la taille, tout cela coûte de l’argent au grossiste. « Alors, la distribution cherche à stocker le moins possible », poursuit le chercheur angevin. Ces importateurs commandent donc de faibles volumes, très fréquemment, ce qui déplace le problème vers les producteurs… hollandais.
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Appartement contre pavillon
La France importe 14 fois plus de végétaux d’ornement (979,7 millions d’euros sur un marché de 2,8 milliards) qu’elle n’en exporte (67,9 millions d’euros), selon FranceAgriMer. Les Pays-Bas représentent 63 % de ces importations.
La filière horticole française a perdu 45 % des entreprises du secteur entre 2005 et 2017, 25 % des surfaces de production et environ 40 % des emplois (FranceAgriMer, 2018). « Quand les appartements se sont répandus au détriment des pavillons entourés de gazon et d’arbustes, le marché français de l’ornement a chuté », raconte Allan Maignant, le marché emportant avec lui à ce moment les producteurs locaux.

Bien que trois Français sur quatre achètent des plantes au moins une fois dans l’année, le marché est principalement porté par les gros consommateurs – des seniors et des inactifs qui adoptent plus de 37 végétaux par an (76 % des quantités achetées, 46 % des sommes dépensées, selon une étude Val’hor de 2019). Dans ce contexte, les producteurs français n’ont pas su s’imposer face au pays de la tulipe et son modèle quasi industriel : une à trois variétés de plantes, avec des outils de production de pointe – en France, les entreprises sont moins spécialisées.
Les producteurs hollandais cassent les prix tout en commercialisant des produits d’une qualité supérieure. Le marché se concentre. Nicolas Talliu donne cet exemple : « Si une entreprise comme Plantes pour tous a tué la concurrence avec ses énormes événements urbains, c’est qu’elle supprime l’intermédiaire que sont les grossistes. Leurs prix sont très bas, parce qu’ils achètent en masse chez les producteurs hollandais. Ce qui incite ces derniers à produire plus et pas forcément de manière très vertueuse. »
Les quelques derniers pépiniéristes français (3 300 en 2017) ne peuvent pas lutter. À cela s’ajoute la saisonnalité : 80 % du chiffre d’affaires du secteur est réalisé entre le 15 avril et le 15 juin, pour fleurir les balcons – alors que les plantes poussent toute l’année. « La solution, ce serait d’arrêter de surcommander et donc de pousser à la surproduction, affirme le militant. Pour des événements comme la Fête des mères, les fournisseurs et les fleuristes achètent trop, pour ne pas manquer, et ils se retrouvent avec des grosses quantités sur les bras. »
La fleur moche, ça rapporte
« On jette en moyenne 1 % de notre marchandise », concède de son côté Bruno Mazet, président de l’entrepôt LGD-Floronalp, dans la banlieue de Lyon. « Les remises, comme celles dont profite la Société protectrice des végétaux, concernent 2 à 3 % de nos stocks », chiffre-t-il, en avouant trouver son intérêt dans cette gestion des invendus.
Parce que parmi les solutions qui s’offrent à lui, la plupart sont coûteuses : les jeter à la poubelle et payer à la mairie le poids de ses déchets verts (200 à 250 euros la tonne), trier et réemployer les végétaux en terreau et en compost (50 euros la tonne) ou les vendre à Nicolas, ce qui pour le coup, continue de lui rapporter de l’argent alors qu’il pensait la marchandise perdue.
Pour autant, les invendus ne sont pas cédés gracieusement à Nicolas… à sa propre demande : « Je ne comprends pas cet aspect de l’économie circulaire : dans toute relation marchande, le producteur paie sa matière première. Pourquoi le fleuriste paierait-il pour se défaire du stock que je récupère et sur lequel je fais une marge ? ».
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Économie circulaire
Modèle visant à dépasser la linéarité « extraire, fabriquer, consommer et jeter » grâce à une consommation sobre et responsable des ressources naturelles et des matières premières primaires. Cela passe, par ordre de priorité, par la prévention de la production de déchets, notamment par le réemploi des produits, et, suivant la hiérarchie des modes de traitement des déchets, à une réutilisation, à un recyclage ou, à défaut, à une valorisation des déchets.
Chez le grossiste, ce jour-là, Nicolas Talliu entasse les plantes dans deux rolls, des étagères roulantes de deux mètres de haut. L’une fait partie du contrat annuel qu’il a signé avec l’importateur pour le décharger, l’autre, c’est pour remplir ses stocks : « Au printemps, chaque semaine, je rentre 1 000 plantes et j’en vends 500. C’est la plus grosse période de l’année. » Il débourse ce coup-ci 547 euros. « Merci ! Pour elles, hein ! Pas pour nous », lance un des conseillers-vente du grossiste du haut de son chariot. De retour au parking, Nicolas remplit son fourgon et se met en route pour le 7e arrondissement de Lyon, où se trouvent ses 350 m2 de jardin. ll occupe deux terrains vagues – l’autre devrait bientôt ouvrir à Lyon – jusqu’à leur construction en projets immobiliers. Au milieu des tours de bureaux vitrées et sous un soleil de plomb, il décharge les trouvailles du jour avec Gaëlle, récemment embauchée.
Transparence sur l’origine
« Pourquoi continuer à faire pousser de nouveaux végétaux, dont la production contribue à polluer la planète, alors qu’on pourrait simplement s’occuper du vivant existant ? », lâche-t-il au passage. Les deux jardiniers répartissent les plantes en fonction du besoin des végétaux en soleil et de leur… valeur de marché.

Lors de la revente, le sauveteur des plantes veille à ne pas casser les prix. « Je pourrais vendre à un euro, bien sûr, mais je détruirais le marché, notamment les pépiniéristes. » Nicolas multiplie le prix auquel il a acheté la plante par 2,5 (un fleuriste le multiplie par trois) et la vend 50 % de ce montant. « Deux fois moins belle, deux moins chère », c’est son slogan.
Un eucalyptus acheté 7 euros chez LGD-Floronalp est affiché 8,75 euros à la Société protectrice des végétaux. Chez les détaillants de centre-ville, Nicolas paie 25 % du prix affiché chez le fleuriste, le revend 50 % et promet la transparence sur l’origine en affichant sur une petite étiquette le nom de la boutique et en faisant de la pub à ses collègues plus conventionnels.
« Comme ça, si mon client souhaite cette même plante, mais toute belle, il peut aller voir le marchand en ville, ça lui donne de la visibilité. Si vous êtes venus à la Société protectrice des végétaux pour acheter des plantes pas chères, faites demi-tour. Nous, ça n’est pas notre dynamique », assène le trentenaire. La marge lui permet de payer deux salaires. Son temps à lui et celui de Gaëlle est dévolu à soigner les plantes : aller les récupérer d’abord, puis les tailler, enlever les mauvaises herbes, les rempoter, arroser, parfois pendant plusieurs mois, assurer la vente et, parfois, végétaliser des événements.
Marge
Différence entre le coût d'achat de la marchandise exposé et le montant de sa vente
Vendre, mais pas seulement
« Ce que Nicolas fait, ça existe depuis la nuit des temps », concède Bruno Mazet, à la tête de LGD-Floronalp. « Des gars comme lui, il en est venu trois ce matin à l’entrepôt. Ils achètent les plantes remisées et les revendent sur les marchés des quartiers populaires de Lyon. Nicolas, lui, il rajoute du marketing. Basé en centre-ville, il s’adresse à une autre population », continue le grossiste.
« Ce que je vends, moi, c’est du conseil, se défend Nicolas. J’évite aux commerçants de devoir expliquer à leurs clients pourquoi il y a une plante abîmée dans une jolie boutique. En plus, je raconte l’histoire de la plante. Je passe 30 minutes avec chaque client. J’avais essayé de le faire dans mes anciens boulots de conseiller vente en magasins, mais il fallait faire du chiffre et c’était tout. »
Il est 13 heures, ce même vendredi, l’ancien paysagiste a enfilé un tablier pour passer derrière le stand d’un marché éphémère, place de la République, dans un quartier huppé de Lyon.
Il éduque une passante : « Non, la floraison n’est pas le meilleur moment pour acheter une plante et la rempoter. C’est comme si je vous demandais d’être productive en vous réveillant au beau milieu de la nuit », lui explique-t-il. Mais malgré cette tentative de sensibilisation, celle-ci repart avec un physocarpus diable d’or aux feuilles d’un rouge étincelant.