« Vos courses moins chères », proclame ce Supeco flambant neuf, posé sur un petit parking perdu dans une zone commerciale des Yvelines, à deux pas d’un Lidl. Supeco, ça ne vous dit rien ? C’est l’atout que vient d’abattre Carrefour, l’enseigne emblématique de la grande distribution, dans la guerre des prix qui l’oppose à ses concurrents. « On a trouvé un bon format pour nos supermarchés discount. Ce n’était pas évident […] », s’est réjoui le PDG du groupe, Alexandre Bompard, lors de la présentation des résultats 2020.
Depuis la fermeture des ex-magasins Dia, en 2018, Carrefour n’était plus présent dans ce secteur. Ennuyeux, alors que Lidl gagne des parts de marché depuis dix ans. Mais le succès de l’enseigne allemande n’explique pas à lui seul pourquoi Carrefour, inventeur du concept d’hypermarché, a perdu la couronne de roi des distributeurs en France, sa place forte. En 2017, le groupement E. Leclerc lui est passé devant en parts de marché. Depuis, il se bat pour reconquérir du terrain, talonné par Les Mousquetaires (Intermarché).

Compétitivité
Capacité, pour une entreprise ou une économie, à conquérir, de différentes manières (coûts, qualité des produits, qualité de la main d'oeuvre, fiscalité...), des parts de marché face à la concurrence.
Les astuces de « Carrouf »
L’explication principale se trouve du côté des hypermarchés, dont les milliers de mètres carrés ne drainent plus comme avant le flux des consommateurs. Trop « d’irritants », comme on dit dans le jargon de la grande distribution : embouteillages de chariots, attente aux caisses, prix mal affichés…
Même s’ils ne sont que 253 en France, où Carrefour exploitait directement ou indirectement plus de 5 500 magasins de différents formats fin 2020, les hypermarchés pèsent 50 % du chiffre d’affaires hexagonal, et leurs recettes baissent régulièrement. De 22,4 milliards d’euros en 2010, elle était passée à 19,1 milliards d’euros en 2020. Alors que ces immenses magasins coûtent cher en personnel et en frais généraux.
En Chiffres
19,1 milliards
C'est en euros le chiffre d'affaires de Carrefour pour l'année 2020.
Dans le cadre de son projet Carrefour 2022, Alexandre Bompard a prévu de réduire leur surface, notamment pour le non alimentaire, le secteur plus touché par la désaffection. Il se sépare aussi de ceux qui sont le plus en difficulté en les passant en location-gérance. C’est le cas pour 10 d’entre eux en 2021 et ils sont désormais une trentaine à être gérés de cette façon. Carrefour se débarrasse ainsi des charges salariales.
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En 2017, « Carrouf », comme l’appellent ses employés, comptait près de 115 000 salariés en France. Selon les syndicats, il en a transféré depuis plus de 10 000, que ce soit en location-gérance ou en franchise, pour les plus petits formats de magasins. Sans compter des milliers de suppressions de postes au siège et dans les hypers.
En 2020, le groupe ne revendiquait plus que 105 000 salariés en France. Grâce à ces réductions de coûts, Carrefour a fait trois milliards d’euros d’économies. En magasin, les équipes sont mobilisées pour satisfaire le client. Le plan Bompard semble sur la bonne voie. « 2020 a marqué un virage vers le succès […] Tous nos formats, et notablement les hypermarchés, ont retrouvé la croissance », s’est félicité le PDG lors de la présentation des résultats annuels.
Sortir du top 10 ?
En effet, en utilisant un indicateur des ventes dit « à données comparables », qui permet de ne pas tenir compte des ventes d’essence ni des magasins ayant fait partie du groupe moins de 12 mois dans l’année, Carrefour a communiqué sur une augmentation de 7,8 % par rapport à 2019. Mais c’est surtout grâce au Brésil (+18,2 %). En France, la croissance n’a été que de 3,6 % – tout juste 1 % pour les hypermarchés.

En Chiffres
- 55 %
Depuis 2015, le cours de l'action Carrefour a bien chuté.
Tandis que si l’on se reporte aux comptes officiels, qui prennent en compte toutes les ventes, il n’y a pas eu de croissance en 2020. Le chiffre d’affaires est passé de 72,3 à 70,7 milliards d’euros. D’après le classement mondial établi par la revue spécialisée Linéaires, tous les grands distributeurs ont vu leurs résultats augmenter grâce à la crise du Covid. Sauf Carrefour, qui pourrait bientôt sortir du top 10.
En Bourse, l’action a perdu 55 % de sa valeur depuis 2015. Ce qui en fait une proie. Début 2021, un groupe de supérettes canadien, Couche-Tard, a voulu racheter le Français. L’offre a été rejetée par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire au nom de la « souveraineté alimentaire » du pays. Alexandre Bompard y voyait pourtant « un signe positif », prouvant que Carrefour était « redevenu attractif ».
Avantage aux structures en réseaux
Consolation, Auchan et Casino perdent également des parts de marché. Les deux groupes ont en commun avec Carrefour d’être intégrés, c’est-à-dire propriétaires et exploitants de leurs magasins les plus importants.
Sur ce marché en restructuration, les plus anciens sont déstabilisés.
Régis Chenavaz,professeur à Kedge Business School.
Face à eux, les distributeurs structurés en réseaux de commerçants indépendants, comme E. Leclerc, Les Mousquetaires, ou le groupement U, progressent. Avec des surfaces plus petites, des frais généraux plus faibles, ils sont quatre fois plus rentables, selon une étude de l’Ilec, une association professionnelle de distributeurs. Ce qui leur permet de baisser les prix. Et ils mettent en avant un approvisionnement plus local. Les distributeurs doivent également prendre le virage de l'e-commerce, ce qui nécessite de lourds investissements. Difficile, avec un cours boursier déprimé.
« Sur ce marché en restructuration, les plus anciens sont déstabilisés », commente Régis Chenavaz, professeur à Kedge Business School. C’est pourquoi ces enseignes tentent de se rapprocher. Selon Le Monde, courant 2021, Carrefour a entamé des discussions avec Auchan autour d’une éventuelle fusion, auxquelles Alexandre Bompard a finalement mis un terme. En 2018, il y avait déjà eu une rencontre avec Casino. Pour que Carrefour retrouve sa couronne, le plus simple serait de se marier. Avec un groupe français, pour ne pas froisser le ministre.
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Toute une histoire
L’icône de la société de consommation
Carrefour naît en 1960, au sous-sol du magasin de vêtements de son fondateur, Marcel Fournier, où il ouvre une surface de libre-service alimentaire. Un premier supermarché est ensuite inauguré à Annecy. En 1963, Carrefour invente le concept d’hypermarché à Sainte-Geneviève-des-Bois, en banlieue parisienne.
Les principes : libre-service sur une vaste surface de vente avec de nombreux produits alimentaires ou non, faible marge bénéficiaire, grand parking gratuit qui incite les clients à remplir leur coffre, essence à bas prix pour qu’ils n’hésitent pas à venir de loin. Ce modèle s’exporte en Europe, en Amérique latine et jusqu’en Chine, dans les années 1990. En 1999, Carrefour est le deuxième distributeur mondial. À sa tête depuis 2017, Alexandre Bompard doit retrouver le chemin de la croissance.
La guerre des prix
En France, la grande distribution est morcelée en plusieurs groupes, alors que 63,2 % des consommateurs y font leurs courses alimentaires. Le chiffre d’affaires dans ce domaine n’a progressé que de 1,7 % entre 2015 et 2021, selon l’Insee, et il baisse pour le non alimentaire (hors essence). Les prix plongent donc vers le bas pour attirer les clients.
En 2018, illustration spectaculaire du phénomène, Intermarché a fait 70 % de réduction sur le Nutella, déclenchant des bagarres dans ses rayons. Chaque année, les distributeurs mettent leurs fournisseurs sous pression pour obtenir des rabais, ce qui a des répercussions sur toute la filière et sur les producteurs.
C'est cette même année que la loi EGalim a imposé que le prix tienne compte du coût de production des agriculteurs. Mais la concurrence est si forte que les distributeurs préfèrent réduire leurs marges plutôt que perdre des clients.