Novembre 2022. Six heures. Nathan1 prend son poste ce samedi matin. Il est agent d’aciérie depuis deux ans à Ascométal, à Hagondange (Moselle). Le jeune homme de 22 ans a l’habitude de « faire les trois-huit », mais aujourd’hui, il ne finira pas sa journée à 14 heures. Il pointera à 18 heures. Ces derniers week-ends, Nathan enchaîne : 12 heures de travail, 12 heures de repos. « Quand je rentre, je dors direct. Je n’ai plus de vie sociale. Je n’ai plus la force de faire quoi que ce soit. Même manger, c’est difficile. »
Ces horaires exceptionnels ont commencé deux mois plus tôt, en septembre. Le groupe sidérurgique a calqué sa production sur les prix de l’énergie, pour faire des économies. Dans la région, cet hiver, ce n’est pas la seule entreprise à avoir fait ce choix.
Les dépenses énergétiques explosent
La sidérurgie (c’est-à-dire, les techniques de fabrication du fer et de ses alliages, dont le plus courant est l’acier) est très présente en Lorraine, région historiquement industrielle. La difficulté, c’est que dans ce secteur, la fabrication est énergivore. Produire, forger ou faire fondre un métal demande une quantité importante d’énergie que l’on peut difficilement réduire : « On ne peut pas baisser le point de fusion d’un morceau d’acier, qui se trouve à 1 450 degrés. Et pour atteindre cette température, il faut des fours, alimentés par de l’électricité ou du gaz », explique Wilfrid Boyault, directeur général de la Fédération forge fonderie.
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Pour les 150 entreprises membres de ce syndicat patronal, la récente hausse des prix de l’énergie a provoqué des surcoûts importants : « En 2019, avant la crise, les dépenses énergétiques représentaient entre 3,5 % et 5 % du chiffre d’affaires. Aujourd’hui, elles atteignent entre 10 % et 15 %. » C’est pourquoi plusieurs firmes ont cherché à faire des économies.
Les yeux rivés sur les tarifs
À une quinzaine de kilomètres d’Ascométal, le géant de la sidérurgie ArcelorMittal – connu pour la fermeture de ses hauts-fourneaux en 2012 –, a aussi modifié sa production. Les lignes les plus énergivores tournent, depuis presque six mois, les nuits ou les week-ends, pour profiter des tarifs d’énergie plus bas. Seul un four sur deux est allumé. Et certains jours, des lignes sont carrément arrêtées : « Quand les prix atteignent un pic, la direction estime que ce n’est plus rentable. On ne connaît pas le seuil précis, mais c’est comme les prévisions météo : on a les yeux rivés sur les tarifs », raconte Jérôme Baron, secrétaire adjoint de la CFDT et opérateur depuis 17 ans à Florange.
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Conséquence : « Comme on produit moins, on réduit les équipes. De cinq, on est passés à quatre. Un système de chômage partiel a été mis en place pour les salariés qui ne peuvent pas travailler, complète Lionel Burriello, délégué CGT. Si le prix de l’énergie est trop élevé, du jour au lendemain, on peut appeler un collaborateur et lui dire de rester chez lui puisque sa ligne ne tourne pas. »
Des efforts pour l’entreprise, les salariés sont prêts à en faire au quotidien. Mais en ces temps d’inflation, la question du pouvoir d’achat reste dans toutes les bouches.
Lionel Burriello,Délégué CGT ArcelorMittal Florange.
Coup dur pour la compétitivité
Adapter la production en fonction des coûts énergétiques ? « Oui, mais encore faut-il que le climat social le permette », répond Wilfrid Boyault, de la Fédération forge fonderie. À Ascométal, comme à Arcelor, des dialogues sociaux ont eu lieu. « Des efforts pour l’entreprise, les salariés sont prêts à en faire au quotidien. Mais en ces temps d’inflation, la question du pouvoir d’achat reste dans toutes les bouches », tient à souligner Lionel Burriello.
À Florange, l’entreprise utilise le système d’Activité partielle de longue durée (APLD). Comme pendant la crise du Covid-19, il permet de préserver les emplois tout en réduisant durablement l’activité. « Environ 82,5 % de la rémunération nette des salariés en chômage partiel sont pris en charge par l’État. On a demandé à ArcelorMittal de mettre au moins 10 % supplémentaires, mais la direction refuse, complète Jérôme Baron, de la CFDT. Or, avec la hausse générale des prix, de plus en plus de salariés ont du mal à finir le mois. Un euro, c’est un euro. » Les deux représentants syndicaux assurent qu’au vu des résultats, « ArcelorMittal aurait pu faire l’effort, il y a de la marge ».
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L’angoisse de perdre un client
Mais qu’en est-il pour les autres entreprises de la région ? Certaines ont fait le choix d’arrêter de produire un jour par semaine, d’autres une semaine par mois, si le carnet de commandes le permet. Pour Olivier Colin, conseiller énergie-efficacité énergétique à la CCI du Grand Est qui rencontre chaque jour des dirigeants lorrains, le constat est sans appel : « Des entreprises ne se remettront pas de cette crise énergétique. Les performances économiques des firmes sont dégradées. Elles piochent dans leur trésorerie. Certaines vont fermer. »
Pour le moment, ces sociétés tentent de limiter la casse, en rognant, si elles le peuvent, sur leurs marges. D’autres répercutent les surcoûts énergétiques sur leurs prix. Mais cette option a des limites. Ce que nous confirme le directeur général d’une entreprise de forge : « La crise énergétique nous met sous tension et nous force à augmenter les prix de vente significativement, au risque de perdre des clients qui peuvent s’approvisionner en dehors de l’Europe. »
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Le spectre des délocalisations
C’est là une crainte majeure des acteurs de la sidérurgie : perdre leurs clients durablement. Ne plus être compétitifs. Au niveau mondial, la concurrence est féroce. « Les clients peuvent accepter de payer un peu plus, mais au bout d’un moment, ils vont aller voir ailleurs. En Turquie ou en Inde », alerte Wilfrid Boyault, de la Fédération forge fonderie.
« Cette crise est en train de grever dangereusement la compétitivité de notre industrie française », complète Olivier Colin, de la CCI Grand Est. Et les aides de l’État ? Elles sont limitées, illisibles pour certaines et vraiment insuffisantes, répondent les deux spécialistes.
Si bien que les grands groupes sont tentés de déplacer leur production là où l’énergie est moins chère. « Et en Lorraine, on ne connaît que trop bien les délocalisations des industries. » Le bassin industriel fait partie des régions qui ont été les plus touchées par les délocalisations et les fermetures. La Providence Réhon, Lorfonte, UCPMI… À partir des années 1970, on ne compte plus les usines sidérurgiques qui ont cessé leur activité.
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Les prix élevés des énergies permettent d’avoir des temps de retour sur investissements plus courts. Des projets en faveur de la transition énergétique qui n’étaient pas rentables il y a deux ans le deviennent aujourd’hui !
Olivier Colin,Conseiller énergie-efficacité énergétique à la CCI du Grand Est.
Tout pour l’efficacité énergétique
Le seul « point positif » de cette crise ? Elle pourrait peut-être servir d’électrochoc aux entreprises pour réduire leur consommation d’énergie : « En appliquant d’abord de la sobriété énergétique, c’est-à-dire limiter les fuites d’air ou les pertes de chaleur des fours. En veillant ensuite à l’efficacité énergétique, c’est-à-dire investir dans des dispositifs qui permettent d’économiser de l’énergie (éclairage LED, détecteurs, etc.) », suggère Olivier Colin2, qui veut voir le verre à moitié plein. « Les prix élevés des énergies permettent d’avoir des temps de retour sur investissements plus courts. Des projets en faveur de la transition énergétique qui n’étaient pas rentables il y a deux ans, le deviennent aujourd’hui ! ».
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Hélas, toutes les entreprises n’ont pas la même maturité sur le sujet et certaines sont encore très en retard sur les questions de transition. « Pourtant, c’est aussi à elles de prendre leurs responsabilités, assure le conseiller de la CCI Grand Est. Elles ne doivent pas tout faire reposer sur les aides de l’État et bien comprendre que nous sommes entrés dans “l’ère de l’énergie chère”. Cela va leur demander de s’adapter. »
De retour à Hagondange, Nathan profite de son dernier week-end de repos. Depuis décembre, il a repris les trois-huit normaux, mais Ascométal a pris du retard dans sa production. Pour honorer les commandes, l’entreprise a décidé de doubler les effectifs les week-ends. « Obligés de s’adapter… ».
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1. Le prénom a été modifié.
2. Olivier Colin parle de la démarche négaWatt qui s’organise en trois priorités : la sobriété énergétique, l’efficacité énergétique sur l’offre et sur la demande, puis le développement des énergies renouvelables.
Dans le programme de SES
Première, chapitre « Comment les entreprises sont-elles organisées et gouvernées ? »
Terminale, chapitre « Quels sont les fondements du commerce international et de l’internationalisation de la production ? »