Le brasseur néerlandais a aussi été épinglé à deux reprises, dans une vaste enquête du journaliste néerlandais Olivier van Beemen, pour ses pratiques systémiques controversées en Afrique, dont celles de jeunes femmes poussées à la prostitution pour promouvoir la bière néerlandaise – des accusations fermement démenties par le groupe.
Hormis cela, l’entreprise pouvait, au départ de son dirigeant belge Jean-François van Boxmeer, en 2020, se targuer d’un bilan économique positif. Elle est d’abord parvenue à bien se positionner sur des marchés à forte croissance, une stratégie qui remonte à la seconde moitié du XXe siècle.
Patron de 1964 à 1989, Freddy Heineken (connu pour avoir passé les bouteilles du rouge au vert – jugé plus rassurant – et pour avoir été enlevé pendant 21 jours en 1983) est celui qui a donné une dimension mondiale à la société fondée par son grand-père. Sa méthode : l’exportation, la licence, et la création de filiales.
L’entreprise investit d’abord l’Afrique de l’Ouest dans les années 1950, avant de s’attaquer, dans les années 70, au marché européen. Il rachète Amstel, Albra, le groupe Fischer, acquiert des parts dans des brasseries polonaises, slovaques, hongroises, espagnoles et italiennes. Des marques aussi prestigieuses que Desperados, Sol, Tiger, mais aussi Mort subite, Affligem et Dodo, font partie aujourd’hui de son portefeuille.

La percée des « typées abbaye »
Sous la direction de Jean-François van Boxmeer, le groupe parvient à faire du Mexique, du Vietnam et du Brésil ses moteurs de croissance. Ces dernières années, après avoir constaté que la consommation de bière progressait en Afrique et en Asie du Sud-Est, le mastodonte a fait des acquisitions en Afrique du Sud (notamment avec Distell) et en Chine. Son accord avec CHR, le plus grand brasseur chinois, a fait du pays le quatrième marché le plus important du groupe.
Malgré tout, le succès de ces années de croissance a été perturbé par l’essor des microbrasseries. « Les consommateurs veulent de plus en plus des bières de qualité, typées abbaye ou artisanales, au détriment de la bière blonde basique », explique Nathalie Prouille, de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI). La tendance s’observe aux États-Unis et dans toute l’Europe. Le brasseur a donc modifié « sa stratégie de volume, selon laquelle il se contentait de miser sur sa bière phare », la Heineken.
Le marché se « valorise »
« En 2017, le prix moyen d’un litre de bière était de 2,39 euros. En 2022, c’est 2,78 euros. On dit que le marché se valorise : les consommateurs vont vers des bières plus chères que les blondes classiques, comme les bières d’abbaye, de spécialité, de microbrasseurs. En France, on est passé dans les rayons des magasins de grande distribution de 80 références de bières “craft” (artisanales) en 2017 à 150 aujourd’hui », note Nathalie Prouille, de l’IRI. Cette tendance résulte d’un constat tiré dans les années 2000 par les brasseurs : la bière séduisait de moins en moins les clients des années 90 jusqu’aux années 2010. Les brasseries ont alors misé sur des boissons plus qualitatives et plus onéreuses pour compenser l’effritement des ventes en volume. Avec l’inflation actuelle, les choses pourraient changer. « Les bières artisanales qui coûtent le plus cher sont à la peine par rapport à celles qui sont plus accessibles », explique la spécialiste du secteur.
Celle-ci reste numéro un des ventes en Europe, précise Meddy Chalandard, chargé d’études chez Xerfi, mais le groupe s’est mis à racheter des parts de brasseries artisanales comme la Parisienne Gallia ou la Londonienne Beavertown et depuis 2015, il élargit son offre de « bières de spécialité », plus locales, typiques d’une région. La « bière premium » représente désormais 40 % de son chiffre d’affaires. Depuis 2017, le groupe mise aussi sur la bière sans alcool, un marché en pleine croissance.
Régime sec pour les comptes
Mais ce n’est pas le seul changement chez le brasseur. En février 2021, pour échapper aux conséquences de la crise sanitaire, il taille dans le vif, comme en 2008 – une cure d’amaigrissement pluriannuelle baptisée « Evergreen ». Au programme, une réduction de ses coûts d’exploitation à hauteur de 400 millions d’euros par an, une suppression de 8 000 emplois sur ses 82 000 salariés, et un objectif d’amélioration de sa rentabilité opérationnelle pour ses actionnaires. Sur la cinquantaine de brasseries que compte le groupe en Europe, sept vont fermer, y compris le site historique français alsacien de Schiltigheim.
Mais à peine trouvées les solutions post-Covid, la Russie envahit l’Ukraine. Outre un départ de Russie, qui devrait entraîner des pertes pour la société, le groupe affronte des hausses de coûts de ses matières premières comme l’orge, le verre et l’aluminium, celles-ci représentant au total 10 % par hectolitre. Et encore, il faut ajouter une « hausse significative des coûts énergétiques, en particulier en Europe », indique le groupe dans un communiqué publié le 30 novembre dernier. Comme ses concurrents, le géant a fait le choix de répercuter sur ses prix une partie des hausses. En moyenne, les bières et cidres estampillés Heineken ont augmenté de 8,9 % en Europe. De quoi faire monter mécaniquement les recettes. Au premier semestre 2022, le bénéfice net a augmenté de 22 % et le chiffre d’affaires de 63 % par rapport au premier semestre 2021.

L’inflation, jusqu’où ?
La hausse des prix devrait se poursuivre, a prévenu le brasseur, le 2 décembre dernier. Il prévoit de les augmenter « de manière responsable en fonction des conditions du marché local » en 2023. Toute la question est de savoir jusqu’où le consommateur acceptera de payer plus. En septembre 2022, les chiffres montraient que les amateurs pouvaient « encore se payer le luxe d’une bière premium », expliquait le président à l’agence Reuters.
Pourtant, si au troisième trimestre 2022, le brasseur a produit plus d’hectolitres qu’en 2019, on constate « certains signes de ralentissement de la demande des consommateurs », explique Dolf van den Brink. Les volumes de bière ont augmenté de 8,9 %, loin de l’anticipation moyenne des analystes (11,8 %). En d’autres termes, les prix plus élevés ont commencé à décourager les clients de Heineken. L’action a chuté de 10 % à Amsterdam, le plus fort recul depuis 2003. Le difficile équilibre entre absorption des hausses de coûts, augmentation des prix et acceptation des consommateurs devrait faire monter la pression ces prochains mois.