Economie
Hiérarchie, autonomie, engagement : les petites régressions du télétravail à l'heure du confinement
Cuisine et bruit de fond de la maison, horaires décalés, éloignement physique. Le télétravail, en forte hausse avec le confinement, renforce les rapports hiérarchiques. Les managers se font plus présents et plus intrusifs qu’avant, racontent à Pour l’Éco une dizaine de salariés et patrons. 1er épisode de notre série « nos vies de bureau confinées », qui explore ce que pourrait bien devenir notre façon de travailler « après » le coronavirus.
Elsa Fayner
© Simon Bournel / Pour l'Eco
Jeudi matin, Marie a reçu un courriel sec de son employeur : ni bonjour, ni « pourriez-vous s’il vous plaît envoyer ce message à tous vos clients » mais « mail à envoyer ». Le texte du courriel suivait. Depuis le début du confinement, cette responsable d’équipe dans un cabinet d’expert-comptable travaille à partir de chez elle, dans la banlieue de Bayonne. Elle constate :
« Le rapport employé-employeur est encore plus affirmé qu’avant. Personne ne m’a demandé si j’avais de quoi télétravailler, déplore la trentenaire. Personne n’a envoyé un message aux équipes à la fin de la première semaine pour encourager, prendre des nouvelles, faire le point. C’est le client avant tout. La pression a été démultipliée. »
Avec pour conséquence « l’impression de redevenir une exécutante », regrette Marie. « Quand je suis au cabinet, je gère toute seule mes clients en direct mais, en ce moment, ils sont inquiets et appellent directement mon directeur qui me demande ensuite de traiter avec chacun, un par un, par téléphone, pour tout et pour rien, alors que ma méthode, jusque-là, était plutôt de les responsabiliser. »
La maison basque de Marie s’est transformée en open space, les grands écrans et le scanner en moins. Ouverture des courriels à 7h, derniers envois à 23h. Entre temps beaucoup de jonglage, entre les enfants et le compagnon qui télé-travaille aussi. Comme l’employeur de Marie et tous les membres de son équipe. L’éloignement physique, le changement de décor - cuisine et bruit de fond à la maison -, les horaires décalés, le fait de partager une certaine égalité de condition en étant tous confinés ont renforcé les rapports hiérarchiques dans sa PME. Les managers se font plus présents et plus intrusifs qu’avant.
La technologie renforce le « top-down »
Soizic (1) connaît bien le « risque de distance » associé à l’usage des nouvelles technologies. Elle travaille dans l’humanitaire depuis quinze ans : « Au début des années 2000, j’étais chef de mission au Bénin, dans la capitale, et j’avais des équipes dans des endroits isolés partout dans le pays. Elles m’envoyaient par minibus les disquettes de leur comptabilité. Ces équipes étaient autonomes et responsables. Les délais étaient fixés, on ne les changeait pas tous les quatre matins. Ça marchait bien. »
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Quelques années plus tard, Soizic, revenue au siège parisien, a assisté à la généralisation des courriels et des progiciels de gestion intégrée permettant de consulter, à distance, au jour le jour, qui dépense combien et qui fait quoi exactement. Autant de nouvelles possibilités qui ont « accentué une culture d’entreprise déjà très top-down, très hiérarchique, où quelques-uns décident pour tous. »
« A partir du moment où n’importe qui, au siège, peut atteindre tous les membres de la structure n’importe quand, les délais peuvent être rediscutés, comme les décisions des managers locaux », poursuit l’humanitaire depuis son appartement parisien. « Bref, le siège peut faire du micro-management à distance et les équipes locales perdent en autonomie ».
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« C’est le client avant tout. La pression a été démultipliée »Marie, interrogée par Pour l'Eco
Dans l’entreprise de Carla (1), la tendance était latente et s’est révélée la semaine dernière à l’occasion du confinement. « Il y avait déjà un mouvement de centralisation, qui s’est accentué. Ma supérieure a profité du temps d’installation de chacun, avec son matériel, dans son appartement, pour prendre le pouvoir. Désormais, je n’ouvre plus la réunion quotidienne, c’est elle qui le fait. Mon rôle n’est plus aussi important qu’avant », constate la jeune quadra, cadre dans l’édition.
Les technologies numériques favorisent parfois des échanges plus musclés. « Le téléphone, plus humain, plus égalitaire, permet à certains de camper sur leurs positions plus facilement face à une demande. Par mail, le même échange peut être carrément glacial. La présence, ou la voix, peuvent atténuer les choses, » renchérit Thierry, architecte. Ce que confirme Marie : d’habitude, quand ses deux responsables lui donnent des consignes contradictoires, elle peut aller les voir ensemble et clarifier la situation à trois. Là, télétravail de confinement oblige, c’est plus compliqué.
Une cheffe qui ne sait pas déléguer
Pour Thierry, l’architecte, « le confinement et le télétravail consolident plutôt les rapports hiérarchiques préexistants. » Notamment quand ils sont déjà tendus. Julien parle à ce titre du tempérament de sa n+1, exacerbé par la distance : « Ma cheffe ne savait pas déléguer avant le confinement », résume le jeune quadra qui exerce dans une grande entreprise publique. « Elle était déjà enfermée dans son bureau à deux portes du mien, me faisant parvenir ses demandes par mail. De fait, elle était déjà à distance ».
Le tableau n’est pas tout à fait noir. « Quand il n’y a pas de présence physique, on se focalise sur le fond, on est plus synthétique, on va droit au but », tempère Pierre, directeur adjoint dans une banque. « Mais le plus dur dans tout ça, c’est d’avoir les enfants sur les genoux pendant les réunions clients », s’amuse le banquier.
Série | Nos vies de bureau confinées
A partir de témoignages et de situations concrètes, Elsa Fayner interroge notre manière de travailler à l’heure du Coronavirus. En 5 épisodes, la série « nos vies de bureau confinées » explore ce qui pourrait bien devenir notre façon de travailler « après » le confinement. Les illustrations sont signées Simon Bournel.
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1er épisode : Hiérarchie, autonomie, engagement : les petites régressions du télétravail
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2e épisode : « On ne gagne pas une négociation en caleçon ». Tenue de télétravail exigée
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3e épisode : Sauver la pause-café à l’heure de la « distanciation sociale »
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4e épisode : Le télétravail va-t-il supprimer la rêverie, socle de la créativité ?
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5e épisode : Le télétravail confiné, un booster de burn-out ?
*Le prénom a été modifié
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