Economie
Industrie. « Face au risque de surcoût du carbone, il est urgent d’investir dans la transition »
Sélection abonnésÉlément essentiel pour lutter contre le changement climatique, la tarification du carbone se développe un peu partout dans le monde et on sait qu’elle va devoir augmenter. Quelles seront les conséquences pour les entreprises ?
Audrey Fisné-Koch
© Francois HENRY/REA
Face au changement climatique, la tarification du carbone se généralise : en 2021, 21,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre étaient soumises à un prix du carbone, rappelle le think tank La Fabrique de l’industrie.
L’objectif de ce mécanisme ? Inciter les acteurs économiques à investir dans des technologies bas carbone et tendre, in fine, vers la neutralité carbone. Quels sont les effets économiques de ce qui est finalement une taxe ? Pour le savoir, Pour l’Éco a interrogé Caroline Mini, co-autrice d’une récente étude sur le sujet.
Pourquoi elle ?
Caroline Mini est ingénieure de l’École des Ponts Paris-Tech et titulaire d’un doctorat à l’University of California Los Angeles (UCLA). Cheffe de projet à la Fabrique de l’industrie, elle a réalisé des études sur la décarbonation, la transition énergétique des entreprises industrielles ou encore le prix du carbone.
Pour l’Éco. À partir de quel prix, la tarification du carbone a-t-elle un impact sur l’industrie ?
Pour l’Éco. À partir de quel prix, la tarification du carbone a-t-elle un impact sur l’industrie ?
Caroline Mini. Une première étude, réalisée il y a deux ans, montrait que jusqu’à 100 euros la tonne de CO2, l’impact est globalement limité sur l’emploi et sur la compétitivité des entreprises au niveau de l’ensemble du secteur manufacturier. Bien sûr, l’impact varie en fonction des secteurs, ceux fortement émetteurs étant plus touchés.
Nous avons voulu aller plus loin cette année, en sachant que le prix du carbone va nécessairement augmenter. Nous sommes donc partis de l’hypothèse que le prix de la tonne de CO2 (le coût d’abattement) serait de 250 euros. Cela correspond à la valeur de l’action pour le climat en 2030 en vue d’atteindre la neutralité carbone en 2050.
Éco-mots
Coût d’abattement
Le coût total (achat et usage) d’un projet de décarbonation, rapportés aux émissions évitées. C’est un indicateur essentiel pour élaborer une stratégie climat efficace dans le transport, l’électricité, l’hydrogène, le bâtiment, l’industrie et l’agriculture. Calculer les coûts d’abattement permet d’identifier, de prioriser (ou d’exclure) et de planifier les projets qui maximisent les réductions effectives d’émissions de gaz à effet de serre, à niveau d’effort donné pour la collectivité. Pour déterminer le meilleur rapport coût-efficacité d’un projet, il faut donner une Valeur à l’action pour le climat (VAC).
Dans quelle mesure la tarification du carbone va-t-elle se répercuter sur les prix ?
Pour le savoir, nous avons appliqué 250 euros sur chaque tonne de CO2 émise par les entreprises, ce qui représente le « surcoût carbone ».
Les entreprises décident soit d’absorber une partie de ce surcoût, si c’est possible, au sein de leurs marges, afin de préserver leurs parts de marché. Cela aura des effets sur leurs capacités d’investissement. Soit elles répercutent tout ou partie du surcoût dans le prix de vente, et préservent ainsi leur profit, au risque de perdre des parts de marché.
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Forcément, les secteurs les plus émetteurs, comme les producteurs d’acier, d’aluminium, de verre, de ciment, vont être touchés de plein fouet par ce surcoût. En prenant en compte l’effet de répercussion que nous venons de décrire, ce surcoût carbone correspondrait à 18 % du chiffre d’affaires pour le secteur aérien et 9 % pour les fabricants de ciment, de verre et autres produits minéraux non métalliques.
Bien sûr, il s’agit d’une modélisation, avec certaines contraintes théoriques et des limites. Nous n’avons, par exemple, pas pris en compte le progrès technologique parce qu’une entreprise qui fait face à 250 euros pour chaque tonne émise, va évidemment chercher à changer son mode de production, à décarboner.
Justement, dans l’hypothèse où l’industrie ne chercherait pas à innover, à effectuer une transition, vous avez chiffré le coût de « l’inaction » dans votre étude…
Oui, nous voyons qu’avec des émissions à 250 euros la tonne de CO2, le surcoût total pour les entreprises françaises atteindrait les 58 milliards d’euros. Soit 2,5 % du PIB. Le coût de l’inaction est donc très important. Les ménages se retrouveraient à payer un peu moins de 40 % de ce surcoût d’après nos estimations et les entreprises supporteraient le reste.
Cela montre qu’il est nécessaire à la fois de limiter la quantité de CO2 émise, mais aussi d’investir dans des projets de décarbonation pour réduire les émissions. Décarboner en amont, c’est réduire le surcoût pour les entreprises qui émettent et diminuer l’impact sur les ménages in fine. Plus l’investissement est réalisé en amont, plus vite on arrive à baisser les coûts.
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Pour l’énergie photovoltaïque par exemple, les coûts de production d’électricité ont diminué très rapidement en 10 ans [- 82 % entre 2010 et 2019 pour l’électricité solaire photovoltaïque à l’échelle industrielle, d’après l’Agence internationale pour les énergies renouvelables.]
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Quotas d’émissions
Depuis 2005, l’Europe contrôle les émissions de GES grâce au Système communautaire d’échanges de quotas d’émissions (SCEQE). Plus de 11 000 industriels (électricité, acier, sidérurgie, ciment, raffinage, etc.) disposent d’un plafond d’émission et de droits correspondants (quotas) négociables. Une entreprise produisant moins de CO2 que son plafond vend ses surplus. En cas de dépassement, elle achète des quotas supplémentaires sur le marché ou réduit son activité. Mi-mars 2022, le prix de la tonne de CO2 s’établissait à 78,5 euros.
Une entreprise a intérêt à mettre en œuvre une technologie donnée dès lors que le coût d’abattement est inférieur au prix du carbone en vigueur, réduisant ainsi son exposition et celle de ses utilisateurs au coût du carbone.Caroline Mini, Olivier Sautel, Rokhaya Dieye et Hugo Bailly.
La tarification du carbone et ses répercussions. Exposition sectorielle au surcoût carbone. La Fabrique de l’industrie.
Les consommateurs sont-ils prêts à payer le prix de la transition ?
Depuis quelques années, il y a une vraie prise de conscience concernant la transition écologique et c’est une étape importante. Mais bien sûr, il ne faut pas que le consommateur soit pris à la gorge. Il faut pouvoir inciter à consommer moins de carbone, mais aussi édulcorer à cette transition. Car elle est douloureuse.
Aujourd’hui, nous le voyons avec la flambée du prix de l’énergie, des mesures temporaires sont mises en place pour aider les ménages à faire face à court terme. Mais ce qu’il se passe sur le marché de l’énergie préfigure ce qu’il va se passer plus tard pour le CO2 : les prix augmenteront.
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Une personne qui prend sa voiture tous les jours, il faut l’aider à acquérir un véhicule moins émetteur. Accompagner les personnes qui sont en précarité énergétique, aider ceux qui ont des logements énergivores qui consomment énormément d’énergie pour se chauffer, mieux isoler, etc.
Comment redistribuer les recettes de la tarification du carbone ? Sur le marché européen du carbone, une partie des recettes sont utilisées pour aider à la modernisation, à l’investissement, à l’innovation et une autre partie pour aider les ménages modestes. Pour l’ajustement carbone aux frontières, dont les recettes vont revenir au budget européen, il faudra aussi déterminer les destinataires.
58 milliards d’euros
Soit environ 2,5 % du PIB. C’est le montant total d’une hypothèse de tarification des émissions de carbone des installations françaises à hauteur de 250 €/tCO2.
Source : La tarification du carbone et ses répercussions. Exposition sectorielle au surcoût carbone. La Fabrique l’industrie (mars 2022).
Les entreprises françaises sont-elles des bonnes élèves ?
En termes d’empreinte carbone, une étude faite par l’UNIDEN (l’Union des industries utilisatrices d’énergie) et le cabinet Deloitte, montre qu’en moyenne, l’empreinte carbone pour la fabrication de produits fortement émetteurs - comme l’acier, l’aluminium, le ciment - est plus faible en France que dans d’autres pays comme la Chine par exemple.
L’empreinte carbone d’une tonne d’acier produite en France représente environ 2 000 kg équivalents CO2 (kgCO2e). Alors qu’en Chine, c’est environ 2 005 kgCO2e, en prenant en compte le transport et la production. Dans le cas de l’empreinte carbone de l’aluminium primaire, l’écart est beaucoup plus grand : en France, on est à 2 000 kgCO2e par tonne d’aluminium primaire, alors qu’en Chine, on dépasse les 15 000 kgCO2 !
Éco-mots
CO2eq
L’équivalent CO2 est, pour un gaz à effet de serre, la quantité de dioxyde de carbone (CO2) qui provoquerait le même forçage radiatif que ce gaz, c’est-à-dire qui aurait la même capacité à retenir le rayonnement solaire.
La France est-elle en avance en matière de décarbonation ?
Les premiers investissements visaient à l’efficacité énergétique : produire autant en consommant moins d’énergie. Nous pouvons aller plus loin en transformant les modes de production. Ce que l’on appelle une décarbonation plus profonde.
Pour une entreprise, cela consiste à faire plus de recyclage, diminuer la quantité de matières premières, utiliser des produits bas carbone, réutiliser la chaleur, etc. Dans le cas de l’acier, c’est produire de l’acier vert, avec de l’hydrogène vert.
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Tout ça est enclenché et s’accélère. Les entreprises investissent déjà, parce qu’elles anticipent une hausse du prix du carbone. Elles sont aussi soumises à plus de contrainte : communication sur leur performance extra-financière, reporting environnemental, impact de leurs activités sur l’environnement, évaluation de leurs émissions directes et indirectes - celles de la consommation d’électricité et de leurs intrants… L’enjeu est désormais de cibler les sites fortement émetteurs, qui sont concentrés dans quelques régions en France.
En tout cas, il est certain que pour la transition, l’industrie fait partie de la solution. Les entreprises fournissent des biens essentiels dont nous avons besoin pour nous déplacer, nous loger, nous nourrir et que nous consommons dans la vie de tous les jours.
Les investissements privés et publics sont-ils suffisants aujourd’hui ?
La transition représente un effort conséquent. D’après I4CE (Institute for Climate Economics), entre 13 et 15 milliards d’euros d’investissements supplémentaires en faveur du climat seront nécessaires d’ici à 2023. Et le double jusqu’en 2028 pour atteindre l’objectif de réduction des émissions en 2030, puis de neutralité carbone en 2050. Aujourd’hui, on en est loin.
Plusieurs mesures ont été annoncées par les autorités publiques. Dans le cadre de France 2030, un mécanisme de « contrats carbone pour différence » va être mis en place pour soutenir la décarbonation profonde de sites très émetteurs.
Les investissements sont considérables et les efforts doivent venir du privé, comme du public. Il y a un intérêt collectif à accompagner les secteurs fortement émetteurs.
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