Une longue cheminée rouge et blanche, d’impressionnantes chaudières et des nuages de fumée. La soudière de la Madeleine fait partie du décor de Laneuveville-devant-Nancy (Meurthe-et-Moselle) depuis 1855. Sur le bâtiment qui fait office d’entrée, les affiches publicitaires ternes d’une machine à laver ou d’un dentifrice ont mal vieilli : « Bicarbonate de soude… carbonate de soude… indispensables au quotidien » 1, peut-on y lire.
Chaque année, l’entreprise Novacarb commercialise environ 400 000 tonnes de carbonate de sodium et 150 tonnes de bicarbonate de sodium qui sont utilisées aussi bien dans l’industrie pharmaceutique, la fabrication du verre, la composition de produits alimentaires, de détergents ou pour la nutrition animale. En termes d’émissions, cela a représenté jusqu’à 600 000 tonnes de CO2 par an, lorsque le charbon était la source exclusive pour produire la vapeur nécessaire à l’activité de l’usine. Le charbon alimente aujourd’hui cinq chaudières et représente donc 70 % du mix énergétique de l’entreprise. Ce qui en fait l’une des industries les plus polluantes en France.
Sur le site meurthe-et-mosellan, le charbon forme des montagnes qu’une machine dévore pour que l’usine ne s’arrête jamais. « D’ici 2024, tout ça aura disparu », projette Frédéric Louis, le directeur, en montrant la masse noire.
« À 250 euros la tonne de CO2 émise, je ferme l’usine »
L’entreprise s’est engagée dans une démarche de transition énergétique. D’ici deux ans, pour remplacer les cinq chaudières à charbon actuelles, elle installera une cogénération biomasse et une centrale de valorisation de combustibles solides de récupération (des déchets types meubles, bennes tout-venant, déchets industriels…).
L’objectif est chiffré : diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 2015 et tourner définitivement la page du charbon. « La pérennité du site est en jeu », insiste le directeur.
Cogénération/biomasse
Lorsqu’une centrale produit de l’électricité et de la chaleur en même temps dans la même installation à partir d’un combustible. Ici, la biomasse. La biomasse est une source d’énergie renouvelable (bois, végétaux, déchets agricoles, ordures ménagères organiques ou biogaz).
Derrière ce constat, plusieurs explications : l’approvisionnement d’abord, qui est de plus en plus complexe : « Historiquement, la Lorraine était connue pour ses houillères. Aujourd’hui que les mines ont fermé, nous importons le combustible d’Afrique du Sud, de Colombie et… de Russie. Ce qui est compliqué ces temps-ci. »

Sur le site de Novacarb, le charbon alimente les chaudières. (Photo AFK)
À l’aspect pratique, s’ajoutent les arguments politiques et économiques : « La volonté de la France est clairement d’en finir avec le charbon », ajoute Frédéric Louis. Cela passe par la taxation du carbone sur le marché européen, à laquelle l’usine soudière est soumise : « Nous bénéficions d’allocations gratuites de CO2. Mais avec ce que l’on émet, nous sommes obligés d’acheter davantage de droits à polluer que ce que l’on nous accorde. Ce déficit est de 100 000 tonnes, qu’il faut multiplier par le prix de la tonne de carbone. »
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Quotas d’émissions
Le marché des quotas d’émission est un marché sur lequel des organisations achètent et vendent des permis d’émission de produits polluants (ou des droits à polluer). Les entreprises disposent d’un plafond d’émission : si une firme produit moins de CO2 que son plafond, elle vend ses surplus. En cas de dépassement, elle achète des quotas supplémentaires sur le marché ou réduit son activité. Au sein de l’Union européenne, ce marché s’appelle le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (SCEQE). Mis en place en 2005, il s’applique à plus de 11 000 industriels (électricité, acier, sidérurgie, ciment, raffinage, etc.) et couvre près de 45 % des émissions de gaz à effet de serre de l’UE.
En mars 2022, la tonne valait 80 euros environ, mais ce prix pourrait grimper à l’avenir pour encourager les entreprises à effectuer la transition énergétique. Le rapport d’experts Quinet estime que, jusqu’à 100 euros la tonne, l’impact est limité pour les entreprises. La valeur de l’action pour le climat (la tonne de CO2) en 2030 devrait être de 250 euros pour atteindre la neutralité carbone en 2050, notent les spécialistes.
« Sauf qu’à ce prix-là, je ferme l’usine ! s’exclame le dirigeant lorrain. Dans cette hypothèse, nos émissions nous coûteraient 25 millions d’euros, en sachant que notre chiffre d’affaires est d’environ 130 millions d’euros par an. » On comprend mieux l’intérêt pour l’entreprise de prendre le virage vert… « Même si, ce n’est pas qu’une question d’argent. Je le vois bien : qu’il s’agisse des actionnaires ou des jeunes talents, la demande de transition écologique est aujourd’hui très forte ».
L’usine propre, une chimère ?
Plusieurs actions sont menées par Novacarb en ce sens : la récupération des chaleurs fatales (c’est-à-dire l’énergie indirectement produite par le procédé), du recyclage ou encore l’installation d’un compresseur électrique pour substituer la vapeur par de l’électricité. Un projet de captation des émissions de CO2 est également en réflexion. Mais, « malgré les efforts de réduction et les investissements, il sera difficile d’arriver à une usine totalement décarbonée ».
Pas de futur neutre en émissions carbone à Laneuveville-devant-Nancy donc. Pourtant, parler de l'« usine propre » est aujourd’hui à la mode. Il faut dire que les entreprises industrielles ont tout intérêt à décarboner : une étude menée par le think tank La Fabrique de l’industrie montre que sans transition énergétique et avec un prix de 250 euros la tonne de CO2, le surcoût total pour les entreprises françaises atteindrait 58 milliards d’euros. Soit 2,5 % du PIB.
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Pour Vincent Bertrand, enseignant-chercheur à l’Université de Lorraine, l’usine totalement propre reste une chimère : « Le consommateur d’énergie qu’est l’industriel a des contraintes de volume, de flux, d’intensité et de concentration. » Pour l’heure, estime-t-il, « peu d’industriels sont capables de changer totalement de paradigme. Cela nécessite des innovations de rupture, un changement complet du système productif, des moyens financiers importants, du temps et… du courage ».
Les réglementations peuvent être des outils pour accélérer la transition, mais aujourd’hui, les compromis qui sont faits empêchent les changements ambitieux, juge encore Vincent Bertrand.
Changer d’échelle
Là où se rejoignent les chercheurs et les industriels, c’est sur la nécessité de l’accompagnement des pouvoirs publics. À Novacarb, Frédéric Louis nous le répète : « La transition énergétique coûte cher et les industriels ne peuvent pas la porter tout seuls. » D’après I4CE (Institute for Climate Economics), entre 13 et 15 milliards d’euros d’investissements publics supplémentaires en faveur du climat sont nécessaires d’ici à 2023. Le double jusqu’en 2028 pour atteindre l’objectif de réduction des émissions en 2030, puis de neutralité carbone en 2050.
Si l’on revient à notre soudière lorraine, pour financer Novasteam, le projet de valorisation énergétique de combustibles solides de récupération, les subventions représentent pas moins de 30 des 100 millions d’euros nécessaires. « Sans quoi, rien n’était faisable, car nous ne pourrions supporter les coûts d’investissement », assure Frédéric Louis.

Le projet Novawood en construction. (Photo AFK)
Mais une autre condition est nécessaire pour atteindre l’usine propre, souligne l’enseignant Vincent Bertrand : l’intégration au territoire. « En matière d’énergie, si une entreprise industrielle veut vraiment décarboner et fonctionner avec des renouvelables, il faut changer d’échelle. Pour concentrer et développer des quantités d’énergies propres (éolien, photovoltaïque, méthane), un territoire vaste est indispensable. »
Dans cette hypothèse, les entreprises industrielles situées aux alentours d’une ville pourraient collaborer pour s’alimenter, stocker et développer des énergies de récupération. « Cela permettrait de diviser leur consommation, de décarboner et même de réinjecter dans le réseau urbain la chaleur générée par leurs activités. Encore un énorme changement de méthode. » Mais qui, selon lui, rendrait alors bien réelle, la « chimère de la décarbonation ».
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1 Par abus de langage, le carbonate de sodium est devenu un synonyme de carbonate de soude. De même pour le bicarbonate de sodium et le bicarbonate de soude.
Former et réindustrialiser
Les projets Novasteam et Novawood de Novacarb vont générer la création d’environ 150 emplois. Un chiffre qui n’est pas négligeable pour la Lorraine, terre de désindustrialisation depuis plusieurs années. Caroline Mini, chargée de projet à la Fabrique de l’Industrie le confirme, la transition énergétique est une opportunité de réindustrialisation. « Mais il ne faut pas laisser partir l’industrie car c’est plus coûteux et plus long de recréer à partir de rien. »
Surtout, ajoute l’ingénieure, il faut protéger les savoirs-faire : « Conserver les compétences existantes sur le territoire pour pouvoir les faire évoluer. Avec la transition écologique, beaucoup d’emplois vont être amenés à se transformer ou à être modifiés. Il est donc question de réfléchir aux formations pour accompagner les personnes. »