« Comme le disait Simone de Beauvoir, “nommer, c’est dévoiler”. Et dévoiler, c’est déjà agir. » Pour mettre des mots sur des situations sexistes, pour donner à voir des inégalités, le théâtre d’entreprise peut être un outil utile. C’est en tout cas ce que pense Aurélia Puchault, comédienne et associée d’Un rôle à jouer.
Son entreprise, comme d’autres du secteur, propose aux entreprises des saynètes de sensibilisation on ne peut plus équivoques : sur scène, face aux salariés, des acteurs et actrices représentent des cas de harcèlement, de sexisme lors d’une réunion, ou encore des inégalités dans la progression de carrière entre femmes et hommes.
« Des situations auxquelles le public peut facilement s’identifier », explique Cyril Augier, directeur d’À nous de jouer. Surtout, il s’agit d’un moyen d’ouvrir le débat dans l’entreprise. Une nécessité, rappelle Pascal Gygax, psycholinguiste expérimental et psychologue cognitif à l’université de Fribourg : « Comme d’autres milieux, l’entreprise est un nid de misogynie et de rapports de force. » Après tout, elle « a été créée par les hommes et pour les hommes », complète Corinne Hirsch, cofondatrice du Laboratoire de l’égalité et dirigeante d’Aequiso. « Comme il n’y avait pas de femmes en entreprise, il a fallu qu’elles se fassent leur place. Et que les hommes leur en laissent. Or quand on possède le pouvoir ou la parole, on ne veut pas les partager. »
Comme d’autres milieux, l’entreprise est un nid de misogynie et de rapports de force.
Pascal Gygax,psycholinguiste expérimental et psychologue cognitif à l’université de Fribourg.
Après les saynètes, les réactions du public en disent long : « Quatre-vingt pour cent des femmes se reconnaissent dans ce qu’elles voient, tandis que les hommes refusent de l’admettre », témoigne Bruno Bachot, directeur artistique et scénariste d’Atout Théâtre. « Ils disent souvent que les comportements sexistes, par exemple couper la parole à une femme dans une réunion, c’est les autres, pas eux. »
Cette façon de s’approprier la parole est pourtant très sexuée : une étude réalisée en 1975 (West et Zimmerman) a comptabilisé le nombre d’interruptions de la parole : dans 96 % des cas, ce sont des hommes qui interrompent des femmes. Et « le constat reste d’actualité », assure Julie Abbou, du laboratoire Parole et langage à l’université d’Aix-Marseille.
En Chiffres
1,3 fois par minute
Les hommes coupent très régulièrement la parole aux femmes.
En témoignent des initiatives telles que la création de l’application Woman Interrupted, en 2017. Grâce au micro d’un smartphone, celle-ci comptabilise le nombre d’interruptions de parole dues à des hommes (manterrupting) au cours d’une discussion. Résultat : en moyenne 1,3 par minute en France, 0,8 en Allemagne, 2,6 en Algérie, plus de 8 au Pakistan selon les données collectées auprès des utilisateurs de l’application dans 104 pays.
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Logorrhée et condescendance
D’ailleurs, plusieurs études montrent que dans notre société, ce sont globalement les hommes qui occupent le plus le temps de parole. En 1976, l’analyse de réunions mixtes dans une faculté (Eakins & Eakins) montrait que la prise de parole masculine durait en moyenne entre 10 et 17 secondes, contre 3 à 10 secondes pour une femme. Et en 2016, après avoir chronométré des réunions, l’association Osez le féminisme constatait, elle aussi, que les hommes parlaient plus souvent et plus longuement que les femmes.
Mentionnons aussi le mansplaining (ou mecsplication) qui consiste, pour un homme, à expliquer à une femme avec condescendance un sujet dont elle est experte. Une « arrogance (…) qui empêche [les femmes] de prendre la parole ou bien d’être entendues quand elles osent le faire et qui réduit les jeunes femmes au silence en leur démontrant que ce monde de l’entreprise n’est pas le leur », écrit Rebecca Solnit, dans son ouvrage Ces hommes qui m’expliquent la vie (L’Olivier, 2018).
Des rapports de force ancrés
Les travaux montrent tous que le langage, dans la vie en général comme dans l’entreprise, à l’occasion d’une présentation, d’une discussion, d’une réunion ou devant un public, alimente les rapports de force entre les sexes. Parce que « notre société est androcentrée, insiste Pascal Gygax. On cite toujours les hommes en premier, puis les femmes ». On les infantilise aussi, en leur donnant du « mademoiselle » ou bien en employant leur prénom pour les interpeller, alors qu’on utilisera son nom pour un homme.
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Ce qui révolte le plus Aurélia Puchault, qui anime ces saynètes de sensibilisation, c’est que « ça » continue : « Après le clap de fin, ce sont encore majoritairement les hommes qui parlent et les femmes qui se taisent. Pourtant, « ce n’est pas faute d’interpeller les femmes et de les secouer. Mais ça ne bouge pas ». Sur la défensive, il arrive que des hommes et surtout des femmes « nient le problème [du sexisme], car elles se sont approprié les codes patriarcaux et ne veulent pas d’un statut de victime », témoigne Cyril Augier.
Perdant(e) à tous les coups ?
Pour comprendre la domination masculine de la parole, accompagnée parfois d’une autocensure des femmes, il faut remonter dans le temps, bien avant l’entrée dans l’entreprise. Le conditionnement a lieu dès l’enfance. « En tant que garçon, on peut faire et dire ce qu’on veut, résume Pascal Gygax. Les garçons sont tout le temps valorisés alors qu’on demande aux filles de rester calmes, de ne pas parler trop fort. Alors, quand un homme interrompt, c’est presque attendu. » On ne réagit plus. A contrario, si une femme coupe la parole, « nous allons tout de suite le remarquer, car cela va à l’encontre de nos attentes ». « Qu’elles ne prennent pas assez la parole ou qu’elles s’en saisissent, les femmes sont perdantes », résume Julie Abbou.
Notre monde est stéréotypé. Nous créons des écarts et des différences qui ne sont ni naturels ni génétiques.
Corinne Hirsch,cofondatrice du Laboratoire de l’égalité et dirigeante d’Aequiso.
Or, « que ce soit clair : les femmes ont autant de choses intéressantes à dire que les hommes », énonce fermement Corinne Hirsch. « Qu’on soit fille ou garçon, on naît avec le même cerveau, les mêmes capacités, mais notre monde est stéréotypé. Nous créons des écarts et des différences qui ne sont ni naturels ni génétiques. »
Lier prise de parole et égalité
Pour tenter de remettre tout le monde au même niveau dans la prise de parole, Bruno Bachot, d’Atout Théâtre, organise aussi des ateliers de prise de parole. « On y travaille la technique mais aussi l’intention », détaille la comédienne Aurélia Puchault. Là encore, les « acteurs et actrices proposent une pièce d’environ une demi-heure, qui sert de déclencheur. Ça peut être un faux cours de théâtre, par exemple. On y cite les références sur la prise de parole que l’on utilise nous-mêmes. On leur montre qu’on applique les conseils qu’on leur donne ensuite ».
Puis vient une période de décryptage et des exercices sur la respiration, la décontraction, l’articulation, le souffle, à travers le jeu. « Enfin, on travaille sur les textes de grands discours humanistes, de Victor Hugo à Martin Luther King, pour s’inspirer de leur parole forte et convaincante. »
Aurélia Puchault n’en doute pas : ces ateliers sont utiles pour le développement personnel des participants. « Mais un travail sur une journée reste trop court ». Elle regrette une chose : « Que ce soit les femmes ou les hommes, je ne pense pas qu’ils font bien le lien entre la parole et le sujet plus global de l’égalité. » Ces ateliers théâtre permettent-ils de rééquilibrer la prise de parole dans l’entreprise ? « Disons que c’est une pierre qu’on ajoute à l’édifice, répond Aurélia Puchault. Une action qui permet d’avancer d’un millimètre. » Et comme le disait l’anthropologue féministe Françoise Héritier, « toutes les actions qui font avancer la cause des femmes sont bonnes à prendre ».
En parallèle, il ne faut pas négliger le rôle de tous ceux qui constituent l’entreprise, des managers aux RH, insiste Corinne Hirsch. « Donner la parole aux femmes lorsqu’on anime une réunion. Si on interrompt une femme, faire remarquer qu’elle n’avait pas terminé de parler »… Cela doit également venir des hommes. « C’est peut-être à eux de se rééduquer, de réformer leurs pratiques », ajoute Violette Kerleaux, psychologue sociale. « C’est important d’apprendre à laisser parler les autres, de réagir devant des situations ou des propos sexistes. Pour triompher, la lutte doit être l’affaire de tous », conclut-elle.