Economie
Jean Bouteille ou quand la technologie freine la croissance
Quand Gérard Bellet, le fondateur de la marque, a commencé à proposer des machines destinées à vendre des produits liquides en vrac, tout restait à inventer. Ses premières « fontaines » de distribution sont pourtant trop compliquées. En effet, il y a un petit problème : les différents comportements des utilisateurs face à une machine…
Anne Daubree
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Bizarrement, cet entrepreneur désireux de contribuer à une économie respectueuse de l’homme et la nature a cédé au mirage… de la technologie. En 2014, Gérard Bellet crée Jean Bouteille avec l’envie de monter un « projet qui aura du sens dans 20 ans ». Afin d’éviter la production de déchets d’emballages, il imagine un dispositif pour commercialiser des produits liquides en vrac dans les boutiques.
Le projet articule fontaines de distribution et bouteilles réutilisables. Les services – entretien des machines, consigne des bouteilles – se veulent vertueux à tous les étages : achat de produits bio et locaux, recours à des ESAT (services d’aide par le travail) pour le nettoyage des contenants…
Aujourd’hui, en France, 1 000 points de vente distribuent une quarantaine de produits Jean Bouteille (huile d’olive, shampooing, lessive, vin…). Marques et distributeurs achètent des fontaines mises à leur nom.
Il y a huit ans, tout restait à inventer : à l’époque, la France était pionnière en matière de vrac liquide. « Nous nous sommes tournés vers des distributeurs comme Biocoop, ils étaient enthousiastes ; le marché était très demandeur. Pour concevoir des machines répondant à leurs besoins, nous avons commencé par simuler la manière dont on remplit une bouteille en usine. Or, ce n’était pas du tout adapté : les conditions d’utilisation en usine n’ont rien à voir avec celles d’un commerce », raconte Gérard Bellet.
Cadence de production, durée de l’amortissement… Tout diffère ! De plus, l’utilisateur n’a pas le même comportement face à une machine, selon qu’il est ouvrier qualifié, intérimaire de grande surface en formation ou client final.
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Huit ans de perdus
Résultat, les premières générations de fontaines de Jean Bouteille sont trop complexes. Elles sont équipées des systèmes de sécurité sophistiqués demandés par les distributeurs. « C’était un cul-de-sac », commente Gérard Bellet. Ces machines pionnières sont coûteuses – 3 000 euros au début pour une référence de produit –, sujettes aux pannes et chères à entretenir au point de ne pas être économiquement viables pour le point de vente.
D’autant que leur lourdeur à l’usage décourage les clients… « Nous avons totalement modifié notre approche après avoir perdu huit ans, car nous avons commis l’erreur de penser que la technologie allait résoudre les problèmes. Alors que la plupart du temps, elle en crée ! Elle ne constitue pas une solution en soi, mais doit servir de support », analyse Gérard Bellet.
Les premières générations de machines sont pour la plupart sorties du marché. Depuis, les trois salariés du bureau d’études de l’entreprise élaborent des solutions toujours plus simples. Le principe : pour un prix bien inférieur – 200 euros la fontaine pour une référence –, les machines sont beaucoup plus intuitives.
Pour les commerçants, elles sont beaucoup plus vite rentables et requièrent une gestion minimale. Le modèle « Easy », par exemple, fonctionne sans électricité. Un simple tuto vidéo suffit à l’installer. Selon Gérard Bellet, « à l’époque, le marché était en croissance et la forte demande a absorbé notre erreur, nous n’avons pas perdu de clients. Dans le contexte de crise actuel, ce ne serait plus le cas. Toutefois, je constate que nos concurrents qui arrivent sur le marché reproduisent exactement l’erreur que nous avons faite il y a huit ans. Leur démarche est logique.., mais c’est une erreur ! ».
Ne pas miser que sur les grandes marques
On ne travaille pas sans être rémunéré : c’est un principe auquel Gérard Bellet ne déroge plus. L’entreprise est souvent sollicitée par des marques traditionnelles de produits alimentaires ou cosmétiques car le vrac, nouveau mode de consommation, constitue un potentiel marché pour ces marques, mais implique aussi une profonde remise en cause de leur organisation et de leurs modes de production.
Alors, elles tournent autour de lui. « Spontanément, lorsqu’une grande entreprise s’adresse à nous, nous avons tendance à lui fournir des services gratuitement en espérant que cela débouche sur des contrats importants. En réalité, dans neuf cas sur dix, cela ne donne rien. Ils nous disent qu’ils ne savent pas si le projet se fera, mais il n’y a aucune raison pour que Jean Bouteille finance cette incertitude », explique Gérard Bellet.
D’autant que l’investissement peut être conséquent : par exemple, faire travailler les développeurs informatiques durant trois mois, pour élaborer pour la bonne solution pour un potentiel client, cela revient à 20 000 euros…
Ce parti pris de prudence n’empêche pas Jean Bouteille de nouer des partenariats avec des marques importantes, telle L’Occitane en Provence (cosmétique). En 2022, leur collaboration s’est concrétisée par l’installation de 90 distributeurs de produits dans une trentaine de pays.
L’indicateur : La trésorerie
« On ne regarde pas les mêmes indicateurs selon les étapes et les événements que traverse l’entreprise », explique Gérard Bellet. En phase de croissance, il suivait avant tout l’évolution du chiffre d’affaires. « Dans cette année difficile, je suis particulièrement attentif à la trésorerie, qui est négative. Il faut piloter en fonction de cela. En espérant que demain, ce ne sera pas en fonction de l’endettement », ajoute-t-il.
Deuxième indicateur sur lequel il veille : la rentabilité. Celle des équipements est plutôt bonne, fruit de l’optimisation de la conception des machines. En revanche, celle de l’activité de négoce diminue en raison de l’inflation actuelle, imposant des arbitrages sur la marge.
Jean Bouteille en quelques chiffres
- Création (agréé ESUS) : 2014
- Siège social : Lille
- Nombre de salariés : 30
- Chiffre d’affaires : 5 millions d’euros (2021)
- Export : 20 à 30 % du CA (30 pays : Australie, Canada, États-Unis, Kazakhstan, Singapour…)
- 2020 : levée de fonds : 1,6 million d’euros auprès de deux fonds à impact (Raise impact et NovESS)
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