« Je pense que la société est prête à couper le cordon avec ses fondateurs », a écrit Jack Dorsey, dans un communiqué publié sur Twitter. Le directeur général et cofondateur du réseau social en a étonné plus d'un.
En février dernier, un autre dirigeant avait créé la surprise : le leader et fondateur d'Amazon, Jeff Bezos, avait annoncé sa démission du poste de PDG pour se consacrer à ses passions. Fondé en 1994, le géant du commerce en ligne était initialement un service de vente à distance de livres.
Il en aura fait un géant mondial de l'e-commerce. En 2020, il a dépassé les 100 milliards de chiffre d’affaires trimestriel pour la première fois de son histoire. Selon les résultats publiés par la firme, son bénéfice au quatrième trimestre 2020 a doublé pour atteindre 7,2 milliards de dollars.
Jeff Bezos ne s'éloignera pas trop, il reste président du conseil d’administration. Andrew Jassy lui succédera d’ici à l’automne prochain. Décrit comme le bras droit du milliardaire, Jassy a déjà passé 24 ans chez Amazon. Dorsey, lui, s'effacera définitivement après le printemps de l'entreprise qu'il a co-fondé, pour laisser toute la latitude possible à son successeur.
« Le leader a-t-il su faire en sorte que l’essence même de l’entreprise soit portée par l’entreprise et non incarné par lui-même ? Tout va se jouer ici », décrypte Manuela d’Halloy, experte en accompagnement des PME dans leur stratégie marketing et transformation digitale. « Je pense que c’est le cas de Jeff Bezos : il incarne Amazon, mais Amazon à elle seule incarne sa propre réussite. »
La figure du leader fondateur qui incarne son entreprise
Selon Manuela d’Halloy, différents scénarios sont possibles quand le leader quitte le navire : « Cela dépend s’il était fondateur de la société ou non. »
Les fondateurs d’entreprises de la dimension d'un Jeff Bezos sont des figures qui, lorsqu’elles s'en vont, peuvent faire trembler les marchés financiers.
Isabelle Barth,professeure des universités en management à l’université de Strasbourg.
« Le fondateur créateur imprime tout, que ce soit dans une entreprise de 10 personnes, 50 personnes ou d’une dizaine de milliers de personnes. C’est vous qui l’avez créée, ce sont vos codes, c’est vous qui incarnez l’entreprise », explique Isabelle Barth, professeure des universités en management à l’université de Strasbourg.
Elle relève les phénomènes qui apparaissent quand le dirigeant est également le créateur de l’entreprise. « Les fondateurs d’entreprises de la dimension d'un Jeff Bezos, d’un Richard Branson, d’un Bouygues sont des gens qui incarnent jusque dans leur moelle leur entreprise. Ce sont des figures qui, lorsqu’elles s'en vont, peuvent faire trembler les marchés financiers. »
Apple en a fait les frais. Steve Jobs fonde l'Apple Computer Company en 1976. La société entre en bourse en 1980. Jobs devient multimilliardaire, la success story est lancée. Il embauche John Sculley, alors directeur général chez Pepsi-Cola, en 1983. Une lutte de pouvoir éclate entre les deux personnages. Le fondateur d’Apple est écarté de tout poste décisionnel et décide de quitter la société en 1985.
« Il a été écarté de son entreprise, et on est allé le rechercher 10 ans après car plus rien n'allait. Toute la créativité et l'innovation, l’ADN d’Apple, avait disparu à son départ », poursuit Isabelle Barth. « Il est revenu aux manettes » en tant que président directeur général de 1997 jusqu’à sa mort en 2011.
Préparation de la succession et partage des pouvoirs
La question de la succession d'un dirigeant, d’autant plus s’il est le fondateur, est donc une question fondamentale de bonne gouvernance. « La succession d’un dirigeant, ça se prépare », expose Anne Frisch, entrepreneuse et professeure de finance et de stratégie à HEC. Cela s'appelle un plan de succession. Son but : garantir la continuité de l’organisation, sa pérennité. « Dans 50% des entreprises, le plan de succession est prêt, les autres n'en ont pas », poursuit Anne Frisch.
Pourquoi si peu ? Selon la professeure de HEC, « certains dirigeants n’ont pas envie de s’en aller : le conseil d'administration doit jouer un rôle de contre pouvoir pour fixer des règles du jeu claires, afin que les dirigeants ne s’installent pas pour une durée indéterminée ».
Plus les entreprises sont grandes, plus les dirigeants ont du pouvoir. Anne Frisch met justement en garde contre cette concentration des pouvoirs, qui peut être « dangereuse » : « il faut équilibrer les pouvoirs » en scindant les fonctions de DG et de président du conseil, pour éviter un cumul des mandats, assure-t-elle.
« C’est ce qu’il se passe actuellement chez Danone. » Trois gros actionnaires de Danone - des fonds d’investissement américains - ont demandé publiquement le départ du PDG Emmanuel Faber, devenu une figure emblématique de l’entreprise, en raison de mauvais résultats financiers (un quart de sa valeur boursière envolée en 2020). Ils demandent également la séparation des fonctions de Président et de Directeur général.
Pour Isabelle Rey-Millet, professeure de management à l’Essec, le partage du pouvoir peut justement être la clé d’une succession réussie. « Quand quelqu’un de culte s’en va, c'est dur de garder le cap », avance-t-elle. « Mais avec quelqu'un qui partageait le pouvoir, qui pratiquait le leadership d’équipe en valorisant ses collaborateurs, en s’entourant de gens compétents, ce sera beaucoup plus facile. C’est ce qu’il s’est passé à Microsoft pour la succession de Bill Gates, qui s’est faite tout en douceur. »
Le cas particulier des entreprises familiales ou des leaders gênants
Dans le cas d’entreprises familiales, les successions peuvent toutefois s'avérer très compliquées. Selon le magazine Forbes, la France compte 5 800 entreprises de taille intermédiaire (ETI). Et plus de 75% de ces ETI ont un actionnariat familial.
En général, les entreprises familiales ont du mal à survivre à la deuxième génération.
Anne Frisch,professeure de finance et de stratégie à HEC
Des entreprises se sont organisées et ont structuré leur leadership en gouvernance familiale, comme Michelin ou Peugeot. « Ce sont des cas particuliers », alerte Anne Frisch. « En général, les entreprises familiales ont du mal à survivre à la deuxième génération. Et 12% seulement survivent à la troisième génération. » Les héritiers n’ont pas toujours les compétences attendues ou l’envie de reprendre les rênes.
Mais un changement de gouvernance peut aussi s'avérer salutaire, voire absolument nécessaire pour la survie de l’entreprise. La société de service de transport Uber, fondée en 2009 par Travis Kalanick, en est certainement le meilleur exemple.
Sorties sexistes dans la presse, révélations de harcèlement sexuel et discriminations au sein de l’entreprise, une vidéo de Travis Kalanick humiliant un chauffeur Uber publiée sur Internet, des accusations de vol de la propriété intellectuelle de Waymo, une filiale de Google… les polémiques s’accumulent et gravitent autour de la figure du dirigeant et fondateur d’Uber.
La société devient l’exemple même de la start-up à succès de la Silicon Valley qui a mal tourné. Travis Kalanick démissionne en juin 2017 après avoir été poussé vers la sortie par cinq des investisseurs les plus importants de la société.
« Ici, le risque était de garder le leader. Pour que les actionnaires démettent le fondateur, c’est qu’ils avaient compris ça. Et grâce à son départ, Uber a survécu », soutient Marie-Rachel Jacob, professeure à l’EM Lyon Business School.
Dépasser la figure du leader charismatique
Pour Léa Lassarat, cheffe d’entreprise et présidente d’une chambre de commerce et d’industrie, lorsque le dirigeant de l’entreprise est charismatique et médiatique, le défi de la succession est d'autant plus grand, car il s’agit de dépasser cette aura, de « faire en sorte que l’entreprise ne dépende pas entièrement de lui ». « Il faut une organisation pour que le modèle de l'entreprise soit pérenne », poursuit-elle.
Marie-Rachel Jacob de l’EM Lyon Business School pointe cependant du doigt le risque de « banalisation de l'entreprise » suite au départ d'un leader charismatique, Bill Gates chez Microsoft ou Jack Welch chez General Electric.
Si Microsoft reste un géant de la tech, Marie-Rachel Jacob voit tout de même un « déclin symbolique » : « Microsoft s’est repositionné sur des services aux entreprises, ils ont moins de liens directs avec le consommateur. »
Mais cette banalisation de l’entreprise peut également s'avérer nécessaire pour que la société dépasse l’aura de son dirigeant. « C’est là l’intelligence d’un grand patron : son devoir est de ne pas rendre son entreprise vulnérable à lui », insiste Isabelle Barth de l'université de Strasbourg.
Reste à voir si le modèle Amazon est aussi solide que la figure de son fondateur Jeff Bezos.