À partir de 1888 et durant plusieurs décennies, Kodak est synonyme d’innovation et ne recule devant aucun challenge technique pour simplifier et populariser la photographie (appareils légers, tirage facile). Pour la première fois, celle-ci devient accessible à tous. Kodak lance des produits aussi iconiques que l’est aujourd’hui l’iPhone.
La société vend des millions d’appareils dans le monde, crée des filiales en Europe et en Australie… Elle jouit d’un quasi-monopole mondial sur la photo grand public. Kodak, sous l’initiative de son département Recherche et développement (R&D) et de Steven Sasson, invente en 1975 le premier appareil photo numérique. L’appareil est breveté, mais Kodak préfère la pellicule et le tirage, plus rentables que la vente d’appareils.
La direction refoule aussi Edwin Land, un ingénieur venu présenter un appareil photo instantané et qui s’en va fonder sa société… Polaroid. Face au succès de celle-ci, Kodak produit ses propres appareils photo instantanés, les Polavision… Mais se fait attaquer pour contrefaçon et est condamnée, en 1986, à payer trois milliards de dollars.
Kodak veut se diversifier dans le cinéma. Il s’attaque au Français Pathé, leader mondial de la pellicule ciné avec 80 % du marché. Pathé cède aux avances d’Eastman et fusionne. Ainsi naît Kodak-Pathé. Kodak est alors à son apogée, emploie 145 000 personnes, mais le déclin est proche.
En 1989, Fujifilm, l’éternel concurrent, récupère 11 % du marché américain. Asphyxié par une dette de sept milliards de dollars, Kodak se met à vendre des brevets. En 2012, elle se place en faillite puis renaît et vivote. La Bourse est sceptique.
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Les leçons d'un échec
Kodak a été victime du classique « dilemme de l’innovateur », décrit par le chercheur Clayton Christensen. Celui-ci explique l’échec devant une innovation de rupture par la résistance du modèle d’affaires historique qui rendait la photo numérique non attrayante. L’ancien modèle a beau être condamné, il fournit à l’entreprise la majorité de ses ressources et le nouveau représente l’avenir, certes, mais sans garantie de réussite, il coûte en développement et ne fournit encore que peu de ressources.
Finalement, pour changer, il faudrait disposer d’un mécanisme d’allocation de ressources capable de protéger les innovations de rupture, c’est-à-dire de permettre à l’entreprise de gérer en même temps deux modèles d’affaires, l’ancien et le nouveau. L’identité profonde d’une organisation revêt donc une très grande importance stratégique, car elle permet de comprendre les échecs.
L’identité, c’est l’ensemble des caractéristiques que ses membres considèrent comme centrales et durables et par rapport auxquelles ils s’associent à l’organisation. Dans le cas de Kodak, on retrouve l’importance de la culture industrielle (fabrication de films, d’appareils photos, laboratoires de développement), les compétences en matière de chimie, et surtout la définition historique de l’objet de l’entreprise autour de la photographie.
Seul un changement radical de culture d’entreprise aurait permis à Kodak d’amorcer le virage vers le numérique. Si vous refusez de vous faire vous-même concurrence, vous risquez l’émergence d’un autre acteur qui, lui, n’aura rien à perdre. C’est ainsi que le numérique a balayé Kodak.