Partira, partira pas ? Le feuilleton alimente les colonnes de la presse sportive et tient en haleine des dizaines de milliers de supporters. L’enjeu est sportif mais pas seulement. Les atermoiements (réels ou supposés) de Kylian Mbappé à propos de son plan de carrière révèlent aussi la singularité de sa situation économique.
Bien que soumis au respect de certaines obligations contractuelles, l’attaquant français est en position de force par rapport à son employeur. Un salaire mensuel supérieur à 6,5 millions d’euros et des revenus annuels estimés à plus de 125 millions d’euros (primes et contrats publicitaires compris) pour cette saison et les deux autres à venir ne constituent pas, dans l’absolu, des conditions suffisantes pour retenir définitivement Kylian Mbappé à Paris.
S’il le souhaitait, il pourrait s’engager dans un autre club et peut-être y percevoir une rémunération plus élevée. Car Mbappé fait partie d’une catégorie de travailleurs très particulière que les économistes nomment les « superstars ».
Ils perçoivent des revenus astronomiques car ils sont irremplaçables
Ce qualificatif est passé dans le langage économique commun à la suite de la publication par Sherwin Rosen d’un article précisément intitulé « The Economics of Superstars » (1981).
Ce proche de Gary Becker cherche alors à expliquer pourquoi les stars d’Hollywood, de la NFL (la ligue de football américain) ou encore de la NBA (le championnat de basket-ball) perçoivent des rémunérations mirobolantes.
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Il remarque d’abord que, dans le cas général, le temps et la force de travail sont supposés (au moins partiellement) substituables. En d’autres termes, un employeur peut remplacer un salarié par un autre, à productivité et compétences à peu près similaires.
Substituabilité
Facteur de production (travail ou capital), un bien ou un service est substituable dès lors qu’il peut être remplacé à productivité ou utilité constante. Quand le prix d’un bien substituable augmente, les consommateurs ont tendance à déporter la quantité demandée vers ses substituts si leurs prix n’ont, eux, pas varié.
Dans le cas des superstars, cette substituabilité est faible voire nulle car leurs talents rares les rendent (souvent) irremplaçables. On le comprend bien en analysant brièvement le cas Mbappé.
Selon les estimations des spécialistes, la valeur marchande actuelle de l’attaquant français oscillerait entre 160 et 200 millions d’euros. Avec une telle somme, le PSG pourrait aisément acheter au moins cinq joueurs offensifs de très haut niveau.
Mais l’addition de ces talents moindres ne compenserait pas la perte de ce talent exceptionnel pour de multiples raisons dont le fait que le football se joue à onze et non à quatorze, que l’aura médiatique et populaire de Mbappé est immense et que ce joueur semble doté d’une efficacité offensive supérieure à la moyenne des attaquants internationaux.
À l’issue de la saison 2021-2022, Kylian Mbappé a d’ailleurs été titré meilleur buteur de Ligue 1 avec 28 buts au compteur, le Monégasque Wissam Ben Yedder se classant deuxième avec 25 réalisations. Au bilan annuel, seulement trois buts séparent donc les deux hommes. Pourtant le premier perçoit un salaire mensuel dix fois supérieur au second.
Cet écart de rémunération peut paraître gigantesque (et il l’est) mais il est parfaitement conforme au modèle de Sherwin Rosen. Celui-ci démontre que cette substituabilité imparfaite des superstars est à l’origine de "fonctions de revenu marginal" convexes pour les offreurs sur le marché du travail des spectacles sportifs et culturels. Un faible écart de talent (de T1 à T2 sur le schéma) y engendre une hausse de revenu proportionnellement très supérieure (de R1 à R2).

La technologie a élargi les marchés des superstars
Alors que les travailleurs sont habituellement considérés comme (au moins partiellement) substituables, nous avons compris que les superstars ne le sont pas. Cela leur confère un immense pouvoir de marché et une capacité hors du commun à imposer leurs objectifs salariaux à leurs employeurs.
Pouvoir de marché
Désigne la capacité d’un offreur ou d’un demandeur à influencer en sa faveur le processus de fixation du prix sur un marché (prix simple, loyer, salaire, etc.). L’agent est alors considéré price maker (« faiseur de prix ») alors que les agents sont réputés price taker (« preneurs de prix ») dans le modèle de concurrence pure et parfaite, c'est-à-dire que le prix du marché s'impose à eux.
Mais Sherwin Rosen relève que ce pouvoir de marché n’explique pas à lui seul les rémunérations astronomiques des superstars. Il montre qu’elles tiennent à deux autres facteurs. D’abord, en matière de spectacle sportif comme culturel, la demande est relativement inélastique au prix, c'est-à-dire que les consommateurs sont généralement prêts à payer le prix fort pour assister à un match de football de prestige ou au concert d'un grand nom de la musique.
Ensuite et surtout, Rosen observe que le changement technologique a permis d’élargir la taille des marchés de la culture et du sport, deux secteurs d’activité dans lesquels les coûts fixes sont importants et les économies d’échelle conséquentes.
Dans les faits, qu’il soit vu par mille ou trois millions de spectateurs, un film coûtera le même prix. Les producteurs ont donc tout intérêt à le diffuser le plus possible. Dans le cas du football, la diffusion télévisuelle a permis d’élargir l’audience et d’augmenter fortement les revenus des clubs et des joueurs.
Dans le foot, un marché du travail très segmenté
Les superstars du ballon rond se taillent ainsi la part du lion d’un gâteau dont le volume a fortement augmenté au cours de l’histoire récente. C’est ce qui explique, comme le rappellent Luc Arrondel et Richard Duhautois dans L’argent du football (2018), que les footballeurs d’aujourd’hui gagnent bien mieux leurs vies que leurs homologues des années 1970 et 1980.
Ces deux économistes insistent par ailleurs sur le caractère très segmenté du marché du travail des joueurs professionnels. Plutôt qu’un marché unifié, il existe selon eux trois segments bien distincts : le « marché des superstars » sur lequel évolue Kylian Mbappé, un « marché primaire supérieur » qui concerne des footballeurs très bien rémunérés poursuivant des carrières plutôt longues à l’image de Wissam Ben Yedder et un « marché secondaire » sur lequel évolue la majorité des professionnels à qui des salaires plus modestes et des carrières plus courtes sont promis.
Cette segmentation alimente une forte polarisation des rémunérations. Les 10% des joueurs les mieux payés des championnats européens captent en moyenne plus de la moitié de la masse salariale totale. Dans le football plus que dans d’autres secteurs, le principe du « winner takes all » s’impose. La superstar Mbappé l’a très bien compris.
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Le phénomène des superstars, où un nombre relativement restreint de personnes gagnent d'énormes sommes d'argent et dominent les activités dans lesquelles elles s'engagent, semble être de plus en plus important dans le monde moderne.
Sherwin RosenÉconomiste du travail
Dans le programme de SES :
Première : « Comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ? » et « Comment les marchés imparfaitement concurrentiels fonctionnent-ils ? »