Economie
La confusion des temps profite-t-elle aux entreprises ?
Actif précieux à rationnaliser ou ressource à préserver, le temps est au cœur des stratégies d’entreprise. Pour le meilleur ou pour le pire. Pour Renaud Vignes, docteur en sciences économiques, la désynchronisation des temps a profité aux entreprises. Tandis que pour Hervé Goy, docteur en sciences de gestion, l'augmentation des temps personnels au détriment du temps professionnel s'est fait au détriment de ces dernières.
Maxime Hanssen
Débat
La confusion des temps profite-t-elle aux entreprises ?

Oui, le consommateur travaille gratuitement
Renaud Vignes
Renaud Vignes est docteur en sciences économiques et maître de conférences à l’IUT d’Aix-Marseille. Il conseille aussi des start-up sur leurs stratégies de croissance. Son dernier ouvrage : L’Impasse - Étude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour les dépasse, Citizen Lab, 2019.
Non, elles ne voient plus à long terme
Hervé Goy
Hervé Goy est docteur en sciences de gestion. Professeur des universités à l’IAE de Lyon, membre du laboratoire de recherche Magellan, il a précédemment dirigé l’IAE de Saint-Étienne. Spécialiste des stratégies organisationnelles en contexte de ruptures, ses travaux portent également sur les interactions entre temps et stratégie.
L'avis de Renaud Vignes : Oui, le consommateur travaille gratuitement
Les transformations du temps économique et social sont au cœur de l’un des plus grands bouleversements de l’humanité. Ce séisme impacte en profondeur les individus, les entreprises, et plus globalement l’économie.
Au début du XXe siècle, c’est le fordisme qui est à l’origine du premier bouleversement en fondant une nouvelle relation à l’espace et au temps. Ce modèle d’organisation, étendu à toute l’industrie manufacturière, propulsera une double révolution : la société de consommation et la mondialisation.
Ce nouveau paradigme a progressivement désynchronisé les individus d’un environnement devenu plus rapide, plus lointain et plus complexe. Dans les années 1930, l’écrivain Walter Lippmann constate que le libéralisme « classique » ne permet plus d’adapter l’espèce humaine aux temps économiques nouveaux.
Pour assurer la resynchronisation, il propose un nouvel art de gouverner associant le droit et la puissance autorégulatrice du marché. C’est la naissance du néolibéralisme qui s’imposera dans les années 1970. Le technocapitalisme apparu à la fin du siècle dernier ne fera qu’amplifier ce phénomène.
Le deuxième grand bouleversement est la modification de la nature même du temps. C’est l’économiste Gary Becker qui l’a mise en évidence en considérant que nos choix en matière d’utilisation du temps influencent notre niveau de satisfaction comme n’importe quel bien ou service.
Son intuition géniale : deviner que, dans le futur, le prix relatif du temps va augmenter. Le temps devient un actif rare et, en conséquence, il prend de plus en plus de valeur.
Au même titre que nos données, les géants du numérique vont se battre pour s’emparer de notre temps. Ils vont utiliser des techniques qui s’appuient sur une science nouvelle, la captologie et une théorie, le Nudge. Et ça fonctionne bien au regard de la puissance addictive des dispositifs numériques.
La troisième transformation du temps s’apparente à une nouvelle forme d’exploitation du travail favorable à la hausse de la rentabilité des entreprises. Le consommateur travaille gratuitement en réalisant des activités qui, auparavant, étaient assurées par le travail des salariés. C’est par exemple les réservations de voyage ou encore le paiement à une caisse automatique.
Le dernier phénomène brouille la frontière entre temps professionnel et temps privé. Dans le secteur du numérique, les salariés sont incités, via des locaux agréables et divertissants, à être présents le plus longtemps possible, afin d’augmenter leur temps de travail au bénéfice de l’entreprise. Derrière l’apparence d’une modernité, c’est la poursuite de la captation de la vie de l’individu.
L'avis de Hervé Goy : Non, elles ne voient plus à long terme
Notre sensation d’accélération du temps repose sur une vision qualitative et subjective de celui-ci. Si les temps – social, économique, familial – n’ont sans doute jamais vraiment été distincts, ces dernières années ont été marquées par une accélération de l’enchevêtrement des temps. Et ce n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour la santé des entreprises ni pour l’économie.
La persistance d’un chômage de masse, né dans les années 1970-80, a déstabilisé le contrat social entre travailleurs et entreprises. Celui-ci, via le lien de subordination qu’implique le contrat de travail, imposait aux salariés de renoncer à une partie de leur autonomie en contrepartie d’un emploi stable et rémunérateur. L’érosion de ce partenariat gagnant-gagnant a largement contribué à la perte de sens au travail.
Rognant leur temps de travail professionnel au profit de temps non-professionnels, les salariés accordent désormais davantage de moments aux activités collaboratives ou associatives, de même qu’au travail du consommateur ; autant de « création de valeur » qui échappe à l’employeur et donc à la productivité des entreprises. Aussi, ces activités ne sont que très imparfaitement intégrées au calcul de la richesse nationale.
La dégradation des stratégies à long terme des entreprises contribue également à la perte de sens au travail. En défendant des optimisations de processus, la majorité des entreprises a progressivement perdu toute référence à un horizon temporel lointain. S’il existe encore des visions à plusieurs années portées par des patrons, elles sont souvent des coquilles vides dépourvues de moyens concrets d’action.
La réalité actuelle pour la plupart des entreprises, c’est au mieux un horizon effectif à un un-deux ans ans, contre cinq à 10 ans auparavant. Sans projection dans le temps, difficile d’entraîner l’ensemble de ses collaborateurs dans une dynamique collective !
La financiarisation de l’économie – privilégiant la rentabilité à court terme plutôt que l’investissement à long terme –, la course à l’innovation et la promotion d’une vision catastrophiste du futur au détriment de celle du progrès expliquent, aussi, la fragmentation du temps stratégique.
Ce phénomène n’échappe pas à la sphère publique. L’État s’est progressivement délesté d’outils de planification. Le plan stratégique de l’Union européenne ne dépasse pas 10 ans, ce qui est très court au regard des enjeux. Or, le temps long est un horizon indispensable à la mise en œuvre de véritables politiques industrielles.
La crise du Covid-19, en démontrant les failles des chaînes de valeur globales, remettra d’une façon ou d’une autre le temps long à l’agenda des décideurs économiques. Ils ne peuvent désormais plus ignorer les risques de ruptures liés aux défis des prochaines décennies, comme le réchauffement climatique. En intégrant concrètement ces transitions à leurs stratégies, les entreprises pourraient également redonner un horizon commun à la quête de sens de leurs salariés.
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