Economie
Le casse-tête du critère climat dans la rémunération des grands patrons
Après avoir connu une baisse, les salaires des dirigeants des entreprises du CAC 40 devraient rebondir en 2021. Cette année, une part considérable de leur variable va dépendre d’objectifs liés au climat. Peu de suspense : les critères sont fixés sans contrainte… par les entreprises elles-mêmes !
Audrey Fisné-Koch
© Eric TSCHAEN/REA
En 2021, les dirigeants des entreprises du CAC 40 devraient toucher plus d’argent. Après une baisse d’environ 21 % en 2020, année marquée par la crise sanitaire, les revenus des patrons des 40 entreprises françaises les mieux cotées devraient en moyenne s’établir à 5,4 millions d’euros cette année. C’est ce qu’affirme une étude publiée par l’Hebdo des AG et le cabinet d’avocats Avanty.
Mais ce que montre aussi le document, c’est que les actions menées par leur entreprise en faveur du climat sont davantage prises en compte dans les rémunérations des dirigeants. En 2020, 30 % des variables étaient liées à des indicateurs extra-financiers (féminisation, santé-sécurité au travail, satisfaction client, environnement) que les entreprises fixent… elles-mêmes. Facile à atteindre donc !
Plus précisément, pour 2021, la part du critère climat dans la variable des dirigeants représente en moyenne 13 %, et deux-tiers des patrons du CAC 40 ont un bonus qui dépend de leur stratégie climat.
De quoi est composé le salaire d’un patron du CAC 40 ?
Si l’on décompose la rémunération d’un dirigeant du CAC 40 : on trouve un salaire fixe ; une part qui représente les plans de rémunération sur le long terme avec des distributions d’actions ou “stock-options” ; une prime exceptionnelle ; une variable, c’est-à-dire un pourcentage du salaire fixe en plus, qui justifie une performance à partir d’indicateurs financiers (environ 70 %) et extra-financiers (dont le climat).
En termes de volume, le salaire fixe est, la plupart du temps, bien inférieur à la variable. Pour les entreprises cotées en Bourse, les rémunérations des dirigeants sont soumises au vote des actionnaires.
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Actionnaire
Personne physique ou morale qui détient des parts sociales (actions) d’une entreprise. Une action donne des droits à son détenteur (un droit d’associé, un droit pécuniaire, un droit à l’information et un droit préférentiel).
L’omniprésente peur du bad buzz
“13 %, c’est énorme”, s’exclame Bénédicte Hautefort de l’Hebdo des AG. Selon elle, cela traduit une accélération des positions sur le climat de la part des entreprises.
Pour Jérémy Lévèque, doctorant à l’École des Mines de Paris, c’est aussi une réponse à l’arsenal juridique qui est venu renforcer le sujet ces dernières années : “En 2001, la loi Nouvelle régulations économiques (NRE) a organisé la remontée d’informations extra-financières en France. Et dernièrement, la loi énergie et climat de 2019, dont la mise en application date de mai 2021, renforce le reporting de données relatives à la biodiversité.”
En d’autres termes, “les entreprises et sociétés de gestion sont soumises à de plus en plus d’obligations relatives au climat. C’est aussi pour cela que beaucoup d’entreprises ont étoffé leurs équipes RSE, développement durable, etc.”, précise le spécialiste de la gouvernance d’entreprise.
À cela, s’ajoute “une demande plus importante de la part des consommateurs, davantage sensibilisés aux questions de l’environnement”, précise Anne Musson, économiste et professeure à l’école de management ESSCA. “Et la peur des bad buzz pour les entreprises ! Avec les réseaux sociaux, tout va très vite. Les scandales au sujet de la pollution ou de main-d’œuvre exploitée peuvent avoir des conséquences dramatiques pour leur image.”
À lire : La mauvaise réputation, danger de mort pour les entreprises
La hantise d’un responsable RSE ? C’est de voir débarquer Elise Lucet ou Mediapart. Les scandales autour de pratiques qui ne respectent pas l’environnement ou les droits humains peuvent avoir des conséquences dramatiques pour l’image d’une entreprise.Anne Musson
Professeure de sciences économiques de l’école de management ESSCA
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Responsabilité sociale des entreprises (RSE)
Concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités et leurs relations avec les parties prenantes pour avoir un impact positif sur la société, tout en étant rentable.
La RSE pour redorer l’image
Face au défi climatique, fixer une partie de la performance d’une entreprise sur des critères extra-financiers dont l’environnement est plutôt “une bonne chose”, reconnaît Anne Musson. “Cela oblige les entreprises à prendre conscience de leur impact environnemental, à poser sur le papier des indicateurs.”
D’ailleurs, ajoute Jérémy Leveque, “depuis les Accords de Paris, en 2015, la place financière parisienne a un peu été identifiée comme le moteur de la discussion sur le climat” et des actions vertueuses ont pu émaner d’entreprises.
“Paradoxalement, ça vient souvent de celles dont l’essence va à l’encontre du développement durable comme Air France ou TotalEnergies. Une manière d’essayer de redorer leur image”, expliquent les experts.
À lire : Entreprises : la RSE est-elle compatible avec les objectifs des actionnaires ?
“Greenwashing” et manipulation
Mais si l’on regarde de plus près, quelles actions sont prises en compte pour justifier la variable du dirigeant ? C’est là que le bât blesse. “Les entreprises vont se fixer leurs propres objectifs, leurs indicateurs et c’est ça qui est très pervers”, souligne l’économiste Anne Musson.
“Il n’y a pas de critères universels qui permettent de les comparer. Le niveau d’exigence n’est pas imposé, il n’y a pas de cahier des charges contraignant, comme avec les normes ISO par exemple. De fait, les entreprises vont déclarer ce qui les intéresse, faire des focus sur les actions qu’elles souhaitent mettre en avant. Il ne faut pas être naïf, très souvent c’est de la manipulation."
(Source: Rémunération des dirigeants : feuille de route pour 2022, L'hebdo des AG et Avanty avocats)
Les normes ISO
Les entreprises peuvent enclencher des démarches liées aux normes ISO. Il s’agit de répondre à un cahier des charges précis et contraignant pour obtenir une certification reconnue à l’échelle internationale, après un audit. Si certaines certifications spécifiques (sécurité, installations électriques, etc.) sont obligatoires, la plupart d’entre elles sont d’application volontaire. Pour les entreprises, c’est un moyen de valoriser leur image et de rassurer les consommateurs.
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Greenwashing
Stratégie marketing qui consiste à mettre en avant des arguments écologiques pour construire auprès du public une image verte ne correspondant pas à la réalité. C’est souvent le fait, de grandes multinationales qui, de par leurs activités, polluent excessivement. Elles dépensent alors dans la communication pour "nettoyer" leur image de marque, d’où l’idée de "washing".
Qui plus est, si l’on regarde les formulations employées par les différentes entreprises, on trouve des objectifs précis (“d’ici à 2030, réduction de 50 % en moyenne par produit fini des émissions de gaz à effet de serre liées au transport des produits du Groupe, par rapport à 2016”), mais aussi beaucoup d’expressions approximatives telles que “économie circulaire”, “performance environnementale” ou “réalisation des ambitions en matière de climat”.
Plus vaste encore, le critère “RSE, formulé comme tel sans détail, représentait, en 2020, 30 % des bonus des dirigeants”, indique l’étude. Or, la “responsabilité sociétale des entreprises, ça peut recouvrir un peu tout et n’importe quoi : des petits et des gros efforts, voire du greenwashing”, juge encore Anne Musson.
Les entreprises vont déclarer ce qui les intéresse, faire des focus sur les actions qu’elles souhaitent mettre en avant. Il ne faut pas être naïf, très souvent c’est de la manipulation.Anne Musson
Professeure de sciences économiques de l’école de management ESSCA
Les pratiques environnementales des entreprises
Les entreprises du CAC 40 mènent des pratiques en faveur de l’environnement, mais elles le font de manière inégale. C’est ce que montre une étude menée par les chercheuses de l’école de management de Marseille. Elles sont arrivées à la conclusion qu’un groupe d’entreprises (les “conformistes”) mettent en place des pratiques environnementales a minima ; qu’un deuxième ensemble, dit les firmes “engagées”, affiche des pratiques environnementales plus évoluées ; et qu’enfin, des entreprises “visionnaires” affichent des pratiques novatrices ou pionnières (en matière d’autoréférentiels, de produits/services ou d’économie circulaire).
Aujourd’hui, des initiatives fleurissent du côté des entreprises du CAC 40. Parmi les exemples, on peut notamment citer Danone, qui a décidé d’intégrer le coût de son empreinte carbone dans ses comptes de résultat depuis 2019.
À lire : Verdir l’entreprise : le parcours du combattant
Du côté de la recherche aussi, ça fourmille. Des banques, comme BNP Paribas ou la Société générale, ont par exemple adopté la méthodologie Pacta, qui permet d’aligner les flux financiers avec les objectifs de l’Accord de Paris. Un outil open source, destiné aux investisseurs mondiaux pour les aider à mieux prendre en compte les risques climatiques.
Par ailleurs, plusieurs entreprises possèdent des fondations dont la lutte contre le changement climatique, la préservation des forêts ou encore protection des océans font partie des axes d’intervention.
Rémunération quasiment garantie pour les patrons
Pour améliorer le dispositif, “de nombreux rapports d’observateurs, de prescripteurs liés à la gouvernance d’entreprise recommandent aujourd’hui de préciser les informations, qu’elles soient financières ou extra-financières”, indique Jérémy Lévêque. “Sur la partie environnement, il faut viser des actions quantifiables, précises, mesurables.”
Davantage de transparence de la part des entreprises pourrait aussi être une piste, estiment les spécialistes, car si aujourd’hui la rémunération des dirigeants du CAC 40 est disponible, les détails sont noyés dans des rapports de gestion complexes de plusieurs centaines de pages.
En attendant, avec des intitulés si larges et peu contraignants, il est difficile d’imaginer qu’un dirigeant ne valide pas ses objectifs climat. “C’est quasiment sûr que ces pourcentages de variables vont être distribués. Aujourd’hui, toutes les entreprises peuvent justifier d’actions liées à la RSE”, note l’économiste Anne Musson.
Qui plus est, “après la baisse des salaires en 2020, ça paraît logique que ça remonte cette année”. En flèche même : d’après les estimations, les rémunérations des dirigeants du CAC 40 devraient dépasser de 10 % celles de 2019.
Trop d’ambitions pour les actionnaires
Au-delà du sujet de la rémunération des patrons, il est temps de repenser leur rôle, estime Jérémy Lévêque de l’École des Mines. “Aujourd’hui, un dirigeant est révocable du jour au lendemain, sans justification. S’il n’est censé agir que dans la droite ligne de ce que lui préconisent ses actionnaires, cela pose beaucoup de questions sur sa capacité à porter un projet ambitieux.”
Que se passe-t-il s’il est plus ambitieux que ce que voudraient ses investisseurs ? Au sujet du climat par exemple ? Une piste est donnée avec le cas de Danone. Au mois de mars, son dirigeant Emmanuel Fabert, qui avait voulu porter des ambitions environnementales plus affirmées dans son groupe, a été remercié.
À lire : Danone, l’image avant les résultats ?
“Pendant que l’on a des actionnaires qui visent le profit, les actions court termistes, et qui ont peu d’intérêt sociétal, les entreprises s’y plient”, regrette Anne Musson, de l’ESSCA. “Les investisseurs sont très sensibles à l’image respectueuse de l’environnement que renvoient les dirigeants, mais pas vraiment à leur engagement.”
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