Economie
L’entreprise doit-elle se soucier de la vie privée des salariés ?
Tout le monde en convient : le salarié ne cesse pas d’être un être humain ou un citoyen quand il pousse la porte de son travail. Pour autant, l’entreprise doit-elle se mêler de l’intimité de ses salariés ? Où mettre la limite ? Débat entre participants du projet Jeunesse(s) lancé par le Cercle des économistes et dont les quatre propositions ont été remises à Élisabeth Borne pendant Les Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence, du 7 au 9 juillet dernier.
Pages animées par David Ngonga, professeur de finance gestion à EBS Paris
© Getty Images
Les exposés des étudiants ci-dessous s’inscrivent dans le cadre d’un cours de rhétorique, ils ne reflètent en rien leurs idées et opinions personnelles.
OUI, le salarié est un être complet
Romain Meyer, 25 ans, diplômé du master International Business de l’Université Paris-Dauphine et Clément Meyer, 23 ans, étudiant à l’emlyon Business School, fondateur et membre d’Odyssée Managériale
Pour répondre à cette question, partons d’un constat simple : nous sommes des êtres humains complexes et notre vie personnelle a évidemment un impact direct sur notre bien-être et notre performance au travail. Dès lors, comment expliquer qu’aussi peu d’entreprises se préoccupent de la vie personnelle de leurs employés ?
Le bureau est devenu une scène où les salariés jouent différents rôles. Cette évolution a créé une pression pour se conformer à certaines normes professionnelles, ce qui a souvent conduit à une perte d’authenticité, comme si chacun ressentait la nécessité de porter un masque au travail. L’une des conséquences de cette pièce de théâtre géante, c’est la distinction entre vie personnelle et vie professionnelle. On nous a appris à séparer ces deux aspects de notre existence, à laisser nos soucis personnels derrière nous lorsque nous franchissons les portes de l’entreprise.
Pourtant, les études sont unanimes, qui prouvent le lien entre l’engagement des salariés et la prise en compte de leur vie personnelle par l’entreprise : selon un sondage Gallup, les salariés qui se sentent soutenus dans leur vie perso sont 2,6 fois plus susceptibles de se sentir engagés dans leur travail que ceux qui ne bénéficient pas d’un tel soutien.
Comment expliquer ces chiffres ? Lorsqu’une entreprise se préoccupe de la vie personnelle de ses salariés, elle envoie un message clair : elle reconnaît que ses employés sont des individus complets, avec des préoccupations et des besoins en dehors du travail. Elle cherche aussi à créer un lien d’intimité, de confiance. On ne peut pas créer une relation de confiance avec un salarié si on ne prend pas en considération, au moins un minimum, la dimension personnelle de sa vie.
Au début de notre voyage, nous avons rencontré l’entreprise norvégienne Miles. Les dirigeants ont parfaitement compris le lien entre engagement pro et considération pour la vie perso. Ils l’appliquent à travers une pratique très concrète : le « one-to-one » authentique. Kate, la directrice générale a mis en place un one-to-one mensuel d’une heure avec chacun des 50 salariés. Elle pose trois questions simples : « Comment vas-tu, vraiment ? » ; « Puis-je t’aider en quoi que ce soit ? » ; « As-tu des envies de changements personnels et professionnels ? ».
On est assez loin du one-to-one descendant au cours duquel le manager fait un retour sur son travail au collaborateur. Le but de Kate n’est pas de parler travail, mais de créer une relation de confiance avec ses employés, de reconnaître un salarié comme un tout, de l’écouter. Le salarié n’est pas obligé de prendre ce moment, mais il a cette possibilité.
Lors de nos visites d’entreprises, nous nous sommes heurtés à un préjugé tenace : se soucier de ses salariés serait incompatible avec des résultats économiques forts. Une perte de temps, en somme. Nous sommes absolument convaincus de l’inverse et nous pensons même que les entreprises les plus compétitives demain seront celles qui ont réussi à créer une culture d’entreprise de confiance. Pourquoi ? Parce qu’une innovation technologique est réplicable, ce qui n’est pas le cas d’une innovation managériale.
Alors oui, prendre en considération la vie personnelle des employés demande du temps et du courage, mais nous sommes persuadés que c’est ce qui différenciera les entreprises dans le monde du travail de demain.
Éco-mots
Démission silencieuse
Traduction du « quiet quitting » américain. Signifie que le salarié, au lieu de démissionner, décide de rester en poste en faisant le strict minimum.
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Non, l’entreprise ne peut pas et ne doit pas tout faire
Jasmine Manet, 26 ans, diplômée du master in Management de HEC et du MsC X-HEC Entrepreneurs, directrice générale de l’association Youth Forever
Avec la pandémie, le travail est entré chez nous. Et la vie au travail : enfants en bas âge, problèmes de couple, solitude pesante, crises existentielles et quête de sens ont envahi la sphère professionnelle. Dans la suite logique de la révolution digitale, avec la massification du télétravail et le déploiement du travail hybride, vie professionnelle et vie personnelle ont convergé. Il y a la vie, point.
Pour les collaborateurs, quel bond en avant grâce à la pandémie ! Plus besoin de dissimuler un rendez-vous chez la psy, de tordre l’agenda pour aller chercher les enfants à l’école ou de mettre chaque jour une heure pour venir au bureau. Bas les masques ! Et ça fait du bien. Mais attention… Le hashtag « dépression » cumule 45 millions de vues sur TikTok fin 2022 et 42 % des salariés pensent que c’est un bon moment pour démissionner (OnePoint, 2022), 45 % des 16-25 ans souffrent d’éco-anxiété et 75 % ont du mal à penser le futur (The Lancet, 2021). Des phénomènes de grande démission ou de démission silencieuse sont apparus partout dans le monde.
Stress, anxiété, épuisement… Le travail contribue largement à ces maux. De nombreux chercheurs le défendent : parfois, la séparation est salutaire, porter un masque est plus confortable. Parfois, le travail doit se cantonner à ça, un travail. Préserver le droit à la vie privée et à la déconnexion est primordial, pour préserver le salarié. Ne pas avoir à dévoiler tous les détails de sa maladie quand on a un cancer par exemple, ne pas avoir à répondre à un mail à 23 heures, ne pas avoir à se prendre la tête sur sa tenue… Tout se joue à mon avis dans ce mot de « droit » : j’ai le choix, de partager ou non.
Et puis, l’entreprise n’a-t-elle pas d’autres priorités ? Son rôle n’est pas d’être une baby-sitter, un parent, une meilleure amie ou un psy. La vie privée ne doit pas être l’instrument d’une ingérence de la part de l’entreprise. Envahir la vie personnelle de salariés peut amplifier les discriminations voire se retourner contre eux : notamment dans le recrutement, avec l’essor des réseaux sociaux et la possibilité de s’immiscer dans la vie personnelle, ou à la fin d’un contrat.
En plus, en tombant dans le sur-mesure pour répondre aux contraintes et demandes individuelles, avec des horaires flexibles et des ajustements spécifiques, l’efficacité de l’organisation est entravée et les disparités entre les collaborateurs amplifiées. L’entreprise doit être flexible – elle n’a plus le choix –, mais dans le cadre d’une culture et d’un cadre collectif bien définis et expliqués.
Ce qui doit primer, c’est le respect et la considération. La confiance a priori et la subsidiarité. Redonner à chacun le pouvoir de lever la main, d’être accompagné ou de faire un pas de côté quand c’est nécessaire. Voir chacun pour ce qu’il est et pour les valeurs qu’il porte, pas pour ses histoires de vie. Et inclure tout le monde dans une mission commune. L’entreprise doit créer l’espace de cette liberté, pas s’immiscer dans la vie intime des collaborateurs. Elle a mieux à faire : se transformer en profondeur sans laisser personne de côté.
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Éco-mots
Subsidiarité
Principe politique et social qui affirme que la responsabilité d’une action publique doit revenir à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action, par exemple la commune au lieu de la région, la région au lieu du pays.
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