« La bienveillance, marginale en entreprise, inonde les réseaux sociaux, prescripteurs des modes managériales », ironise le chercheur Loïc Le Morlec. À l’inverse, pour Charles de Fréminville, directeur des ressources humaines de l’éditeur de logiciels Lucca, un management bienveillant prenant en compte les besoins des salariés et des parties prenantes instaure une meilleure ambiance dans l’entreprise, et permet donc plus d’efficacité : « Même si les bénéfices sont la finalité, on peut concilier objectifs et bienveillance, elle n’a pas vocation à appauvrir l’entreprise. C’est une philosophie avec laquelle on exécute une ambition. »
Être bienveillant, c’est vouloir le bien des gens. En entreprise, pour Charles de Fréminville, cela inclut « la transparence, la prise en compte des aspirations des collaborateurs, le fait de se dire les choses, d’essayer d’œuvrer collectivement, d’impliquer les collaborateurs, de leur faire exprimer leur ressenti ». Pour Patrick Bois, directeur associé du cabinet de conseil Albus, c’est une forme d’empathie : « Si quelqu’un fait quelque chose que je ne comprends pas, je peux juste imaginer qu’il a une bonne raison. »
Pas tout le temps
Le management bienveillant peut aussi être vécu comme une injonction paradoxale quand l’entreprise le préconise tout en privilégiant des objectifs et des méthodes incompatibles avec… la bienveillance. Quand l’incantation faite aux salariés est en décalage palpable avec la réalité. Patrick Bois voit peu d’entreprises tenir dans la durée : « Elles en parlent, font des conférences, des affiches, des enquêtes, mais cela ne va pas plus loin. » Pour lui, on ne peut pas imposer la bienveillance. En revanche, il a vu des managers réaménager les objectifs pour diminuer la pression, ce qui a « un effet indirect sur la capacité des gens à être bienveillants ».
Répéter sans cesse « il faut être bienveillant », ça crispe ; personne ne peut l’être tout le temps. Pour le consultant, il est plus efficace de demander des actions concrètes, limitées dans le temps : « Dans une réunion sur un sujet difficile, par exemple, ne pas exiger une décision finale, demander d’expliquer les points de vue en essayant de ne pas juger l’autre. Rester soi-même dans une attitude bienveillante, comprendre les éventuels énervements en faisant retomber la pression. »
Bérénice*, responsable communication, raconte l’arrivée d’un nouveau dirigeant son cabinet d’accompagnement des entreprises : « Il a promis de meilleurs salaires, un équilibre de vie, la parité, la transparence, l’écoute et l’implication. Cela donnait envie et suscitait beaucoup d’espoir. » Les premiers mois se passent bien, mais suite au refus par les salariés d’accepter de passer au forfait jour, il est parti en vrille et reparti sur un management à l’ancienne : pointage et flicage. D’où un « turnover phénoménal ». Les salariés se sont sentis « totalement perdus, mal au travail » et beaucoup se demandent si tout cela n’est pas au fond une stratégie de « ménage par le vide ». Pour elle, sans le discours bienveillant initial, les actions n’auraient pas eu un impact aussi négatif.
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Gare à l’utilitarisme
Pour Loïc Le Morlec, le management est influencé par son environnement : culture, croyances, secteur d’activité, et non l’inverse. « Il a toute sa valeur dans les contextes difficiles. Il n’y a pas vraiment de management, mais plutôt des situations de management. » L’entreprise étant « un milieu compétitif, dur », le management bienveillant ne serait donc applicable que quand tout va bien car il « ne résout réellement rien ». Il n’apporte pas de solution aux problèmes – pression malsaine, formation insuffisante des managers, organisation déficiente… Il n’est pas applicable dans les entreprises ayant une culture toxique et rarement dans le CAC 40.
Pour Charles de Fréminville, la bienveillance ne fonctionne pas si on s’en sert comme un outil. Elle ne peut être qu’une approche reposant sur des valeurs, qui aidera à mieux passer les épreuves à certaines conditions : rituels, enquêtes, soupapes de décompression et plans d’action précis contre les manquements constatés.
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Les dérives de la gentillesse
Mal compris, le management bienveillant peut entraîner une peur de critiquer, un refus de débattre. Loïc Le Morlec cite l’exemple d’une manageuse qui, pour ne pas finir la journée sur une note négative, préférait réparer elle-même l’erreur d’un salarié plutôt que de la lui signaler.
Car être bienveillant ne veut pas dire être sympathique ou installer un baby-foot. Charles de Fréminville avertit : « Ne surtout pas confondre bienveillance et hypocrisie. Une entreprise ne veut pas toujours le bien de ses salariés, lors d’un plan social, par exemple. Quand le travail n’est pas au niveau, il faut le dire, pour aider le collaborateur à progresser. En positivant. » Car, pour Patrick Bois, « les discussions les plus contradictoires sont souvent les plus bienveillantes », à condition de ne pas tomber dans la dictature et la répression des « dissidents » ou des accès d’humeur occasionnels.
Le chercheur cite l’exemple de l’assureur MAIF, « qui favorise la création de valeur de la part de ses salariés, avec une gestion humaine, la possibilité offerte de prendre tout le temps nécessaire avec un client pour traiter un dossier, de rembourser peut-être plus que ce qui était prévu. Les salariés se sentent mieux et l’entreprise y gagne à long terme, car elle a le meilleur taux de fidélité du marché ».
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* Le prénom a été changé.
Fake Management, Loïc Le Morlec, EMS Éditions, 2022.