Science Politique
Les cabinets de conseils au chevet d'un État affaibli
Le secteur public recourt de plus en plus souvent aux cabinets de conseil, même s'il ne représente qu'une faible part de leur chiffre d'affaires. Manque de transparence, conflits d'intérêt, perte d'expertise de l'État… Cette sous-traitance soulève des questions.
Alexia Eychenne
© Eric TSCHAEN/REA
Consultant senior pour le cabinet EY, Étienne* travaille au sein d’une équipe qui conseille des ministères, des collectivités, la Commission européenne ou encore la Banque mondiale.
« On évalue des politiques publiques, on travaille sur la transformation des administrations, leur gestion comptable… On publie aussi une grosse étude sur l’attractivité des pays auprès des investisseurs, reprise par Macron », illustre-t-il.
Les cabinets de conseil exercent en majorité pour des clients privés, mais le secteur public représente 10% du marché, contre 13,7% en Europe, selon la Fédération européenne des associations de conseil en organisation.
Ministères, agences régionales de santé, en passant par Pôle emploi, La Poste ou la SNCF... Tous s'offrent leurs services. Même le Sénat a chargé EY et deux autres multinationales du secteur de rédiger des études d’impact pour le compte de ses commissions et délégations.
Une lente révolution, tant « la puissante corporation des juristes a longtemps occupé la tête de l'État, rappelle Odile Henry, professeure au département de sciences politiques de l'université Paris 8. Même après la Seconde Guerre mondiale, les cabinets qui tentaient de lui imposer les principes de gestion privée restaient dans une position subalterne face aux grands corps. »
À lire : Le conseil, ça sert à quoi ?
À partir de 2007, la révision générale des politiques publiques (RGPP) change la donne. Nicolas Sarkozy accélère ce programme d’économies budgétaires. Les administrations sont auditées et restructurées. Les consultants s'en chargent. Le marché du conseil au secteur public bondit de 110% entre 2007 et 2010, d'après la Cour des comptes.
Pourquoi cet engouement ? « Certains diront que les cabinets apportent des compétences que l'État n'a pas : des outils de gestion de projets dans les années 80, des compétences numériques ou des méthodes de conception des politiques publiques inspirées du design aujourd'hui, estime Thibault*, ancien d'un grand cabinet, désormais en poste dans un service de l'État qui passe commande aux consultants. D'autres diront qu'ils pallient un manque de bras, dans un contexte de baisse de l'emploi public. »
Le recours aux consultants charrie son lot de polémiques. En janvier, le Canard enchaîné et le site Politico révélaient que McKinsey et plusieurs concurrents œuvraient à la mise en place de la vaccination contre le Covid pour le compte du gouvernement.
Certains diront que les cabinets apportent des compétences que l'État n'a pas : des compétences numériques ou des méthodes de conception des politiques publiques inspirées du design aujourd'hui. D'autres diront qu'ils pallient un manque de bras, dans un contexte de baisse de l'emploi public.Thibault,
Ancien d'un grand cabinet
Véronique Louwagie, députée Les Républicains (LR) de l'Orne, a demandé au ministère de la Santé le détail de ses dépenses en conseil de mars 2020 à février 2021. Vingt-huit commandes lui ont été communiquées, pour un peu plus de 11 millions d'euros.
Le ministère a par exemple chargé des consultants de répondre à sa place aux questions de parlementaires et de la Cour des comptes.
Ou de servir « d'agents de liaison » avec son agence Santé Publique France. Véronique Louwagie n'est pas hostile au recours à des prestataires, mais elle s’inquiète du spectre très large des missions et de leur fréquence.
« Le ministère m'a indiqué qu'il n'avait pas d'alternative car il était démuni en moyens humains. Mais plus on recourt à des cabinets pour pallier des carences, moins on reconstitue ces compétences, et plus une dépendance s'instaure », alerte-elle.
Les cabinets de conseil sont aussi prisés pour leurs méthodes. Depuis les années 1970-80, à la faveur du « new public management » (la nouvelle gestion publique), les services publics sont gérés comme des entreprises.
Éco-mots
New public management
Concept né dans les années 1970 qui minimise les différences de nature entre gestion publique et gestion privée. Cette nouvelle gestion publique se caractérise par une volonté d'approche pragmatique des problèmes afin d'améliorer le rapport coût/efficacité du service grâce à une modernisation accrue et une plus grande efficacité de gestion au sein des administrations publiques.
Nicolas Belorgey, sociologue au CNRS, a vu les consultants mettre en œuvre des plans d'économie dans les hôpitaux, à partir des années 2000. « Ils utilisent par exemple le "benchmarking", la concurrence par la comparaison, décrit-il. On va comparer le temps passé par les patients dans les services, dresser un tableau avec les scores de chacun, de façon à ce que les moins bien placés mettent tout en place pour s'améliorer. »
Ces outils participent à une « managérialisation » des services publics. « L'objectif final - et caché - est de réduire les coûts en attribuant plus de patients à chaque soignant, poursuit le chercheur. L'État recourt aux consultants pour faire passer la pilule. »
Anatole*, consultant en stratégie pour le cabinet PMP, ne le nie pas : « On arrive dans nos missions avec des méthodes très centrées sur l'évaluation, l'objectivation, la quantification. L'ADN des sujets politiques passe un peu à la trappe ». Mais les clients sont selon lui déjà convertis aux idées des cabinets. « Leur commande est déjà orientée, on ne fait qu'y répondre », juge-t-il.
Consultants et haut-fonctionnaires sortent du même moule. Les allers-retours sont nombreux entre les deux mondes. Plus de 35% des conseillers ministériels issus du privé sous François Hollande avaient par exemple travaillé comme consultants, d'après la Revue française d'administration.
Et dès la campagne de 2017, Emmanuel Macron s'est entouré d'une armée de consultants, dont de nombreux « McKinsey ». Nombre d'associés chargés du secteur public dans les grands cabinets affichent aussi sur leur CV des passages au service de l'État.
Même la direction interministérielle de la transformation publique (DITP), qui centralise une partie des achats de l'État, embauche des dizaines d'ex-consultants. Son chef de service a passé six ans comme vice-président de Capgemini.
De quoi nourrir les soupçons de conflits d'intérêts, même si la DITP assure mettre en place des garde-fous. Ses membres « sont exclus des travaux préparatoires à la passation d'un marché » pendant trois ans si leur ex-employeur figure parmi les candidats, plaide par exemple une porte-parole.
Pour décrocher les marchés, les cabinets de conseil se plient aux règles de la commande publique. Les appels d'offres et les avis d'attribution pour les contrats de plus de 40 000 euros sont publics.
Voilà pour la théorie. Dans les faits, c'est moins transparent. Nombre d'acheteurs signent avec les cabinets des « accords-cadres » : ils n'ont pas encore une idée claire de leurs besoins, mais s'engagent à faire appel à eux pour une fourchette de prix et une période donnée. Le contenu précis des missions et leur montant demeurent difficiles d'accès.
La direction générale de Pôle emploi, par exemple, a passé en 2015 un accord-cadre qui a donné lieu à 60 marchés. Mais que fait-elle des recommandations des consultants ? Influencent-elles le travail des agents, l'accompagnement des chômeurs ?
« C'est opaque, regrette un élu du personnel. La direction refuse de nous donner des détails. » Sollicité, Pôle emploi ne révèle rien du fond des missions. Si ce n’est que les cabinets réalisent « des benchmarks afin d’inspirer l’évolution de l’offre de services et de l’organisation ».
Les cabinets de conseil échappent également à la transparence lorsqu'ils réalisent des missions gratuites, dites « pro bono », du latin « pro bono publico » (pour le bien public). À priori, rien de plus charitable. « Quand le secteur lucratif donne de son temps, on devrait lui dire merci », glisse David Mahé, président de la commission Conseil en stratégie & management de Syntec.
Le député LR d'Eure-et-Loir Olivier Marleix a pourtant proposé de les interdire. « Le but pour les cabinets est de faire du réseau et un travail d'infiltration de l'État, soutient-il. Quand les cabinets auront besoin d'un contact politique sur un dossier, ce sera plus facile. Or, ces prestataires peuvent être porteurs de leurs propres intérêts ou de ceux de leurs clients. »
Pour limiter le recours aux consultants - et les controverses -, l'État pourrait mieux exploiter ses propres ressources, estime Arnaud Bontemps.
Ce haut-fonctionnaire est à l'origine de « Nos services publics », un collectif d'agents qui entendent lutter contre les dysfonctionnements de l'administration.
« Beaucoup d'organes de l'État ont pour rôle de lui apporter des conseils stratégiques, rappelle-t-il. Les plus connus sont les inspections générales. » Les missions de conseil ne représentent toutefois qu’une goutte d’eau dans l’océan des services publics externalisés, que le collectif évalue à 160 milliards d’euros par an.
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes
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