Le déclin s’avance parfois masqué. L’année 1975 marque l’apogée du monde ouvrier : il inclut alors 37,7 % des actifs quand les agriculteurs exploitants ne comptent déjà plus que pour 8,1 %. Mais l’embellie industrielle aura été de courte durée : la contribution de l’industrie manufacturière au PIB (19 % en 1975) aura régressé de 10 points en 20 ans pour se stabiliser depuis 1995.
Parallèlement, le monde ouvrier a (presque) disparu. Les nationalisations massives de 1981 sous Mitterrand n’ont pas créé de sursaut, mais alourdi la dette publique, car il a fallu dédommager les actionnaires.
Du coup, les privatisations lancées en 1986 par Chirac ont mis sur le marché des firmes que l’État n’avait pas recapitalisées : la Seita devenue Altadis a été rachetée par British American Tobacco, l’Européen Arcelor par Mittal (2006), qui a fermé des sites en France en raison de surcapacités européennes.
La fiscalité hexagonale pèse aussi : le coût élevé de la main-d’œuvre délocalise les activités de milieu de gamme, y compris l’automobile.
Le capitalisme n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il s’identifie à l’État, que lorsqu’il est l’État.
Fernand BraudelL’impôt sur les sociétés le plus élevé de l’UE pousse Lafarge, n°1 mondial du ciment, à déménager son siège en Suisse où est la société Holcim, avec laquelle elle fusionnera plus tard. Alcatel, n°1 du CAC 40 en 2000, illustre l’erreur majeure du mythe de l’entreprise sans usine : le démantèlement est total en 2015.
D’après le rapport Gallois (2012), la production de l’industrie manufacturière en volume (c’est-à-dire en annulant les effets de l’inflation sur les prix) est à peu près la même qu’en 1998, alors que notre consommation a augmenté de 50 % : l’industrie française a décroché.
Ce n’est pourtant pas une fatalité puisque l’industrie allemande, avec la même monnaie et des coûts encore supérieurs, fait deux fois mieux (elle pèse 22 % du PIB) et dégage d’importants excédents extérieurs, là où l’industrie française, principale responsable du déficit des transactions courantes, cumule les mauvais résultats.
Et pourtant, l’État soutient…
« Le capitalisme n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il s’identifie à l’État, que lorsqu’il est l’État », disait Fernand Braudel. Pour susciter l’industrie, l’État français a longtemps été mercantiliste.
Total a pour ancêtre la Compagnie française des pétroles, créée dans les années 1920, et de Gaulle voulait un « champion national » par branche : EDF, nationalisée en 1946, devient le n°1 mondial de l’électricité quand, grâce au plan Messmer lancé fin 1973, la France s’équipe de réacteurs nucléaires qui assurent l’autonomie énergétique électrique (plus de 75 % d’origine nucléaire). Dans les années 1960, de Gaulle (encore) convainc Guerlain d’installer une usine de parfums à Chartres, à 85 kilomètres de Paris. C’est l’origine de l’actuelle « cosmetic valley » qui s’étend des Yvelines à l’Eure-et-Loir et au Loiret. Paco Rabanne, Lancôme ou Shiseido s’y sont d’autant mieux implantés qu’ils bénéficient de tous les acteurs de la chaîne : fabricants de flacons, d’emballages, concepteurs des tubes de rouges à lèvres, outre la proximité de Paris pour la promotion.
De très beaux restes
Et pourtant, il demeure quelques fleurons. L’industrie du luxe (LVMH, KERING) développe le made in France : Hermès possède aujourd’hui 42 sites de production en France, avec 4 200 salariés. Rappelons que la parfumerie et la soie étaient déjà des branches très excédentaires au XXe siècle… Lactalis est n°1 mondial du lait depuis le rachat de l’Italien Parmalat, Michelin, n°2 mondial du pneu, a gardé sa recherche près de son berceau Clermont-Ferrand, Air Liquide et Sanofi sont des firmes conquérantes sur les marchés mondiaux de la chimie. Dassault, qui assemble ses Rafale à Mérignac, incarne la puissance de l’industrie de l’armement : une dizaine de groupes de taille mondiale, 4 000 PME, 200 000 emplois, pour la plupart de haute technicité et difficilement délocalisables. SEB, depuis 1999 le n°1 mondial du petit électroménager après le rachat de Moulinex, a développé ses sites de production haut de gamme en France.
En Chiffres
40 %
Croissance du produit manufacturé par heure travaillée entre 2002 et 2014.
Enfin, le savoir-faire industriel français attire les Investissements étrangers (IEF) : le premier site de construction automobile de France appartient à Toyota qui, depuis les années 1990, y a produit plus de trois millions de Yaris à Onnaing, près de Valenciennes, ex-vieille région industrielle sinistrée.
De 2002 à 2014, la croissance du produit manufacturé par heure travaillée a été de 40 % en France, de 30 % en Allemagne, une « performance » liée en partie toutefois à la diminution du nombre d’emplois peu qualifiés, externalisés vers des entreprises de services spécialisés (nettoyage, gardiennage, restauration d’entreprise…).
Une France d’entrepôts logistiques
Dès 2003, Nicolas Baverez voyait juste dans La France qui tombe : la mauvaise spécialisation industrielle de l’Hexagone, trop « milieu de gamme », trop axée sur la compétitivité des prix, pousse à la désindustrialisation et à la délocalisation, y compris en zone euro. La France des usines a depuis largement laissé la place à la France des entrepôts logistiques et des zones commerciales.
Troisième ou quatrième puissance économique mondiale de la fin du XIXe siècle aux années 1980, la France a aujourd’hui (un peu) reculé. Certes, des secteurs incarnent l’excellence industrielle française, mais les Français ne le savent pas.
France industrielle ? Ces deux mots n’ont jamais fait bon ménage tant les Français semblent persuadés, depuis Sully, que labourage et pâturage sont, plus qu’acier et béton, les mamelles de la France.