Des versements de dividendes en hausse au niveau mondial, des rémunérations mirobolantes pour les dirigeants du CAC 40, et des taux de marges qui s’envolent : la fin de l’année 2022 a été marquée par des records qui donnent le tournis et qui suggèrent que les entreprises, contre vents et marées, se portent plutôt bien. En février 2023, 33 entreprises du CAC 40 avaient dégagé un bénéfice net cumulé de plus de 150 milliards d’euros – un chiffre qui s’élevait un an plus tôt à 128 milliards d’euros selon des chiffres publiés par l’AFP.
Des chiffres qui détonnent d’autant plus que l’année 2022 a été marquée par un contexte inflationniste notable. Selon l’INSEE, les prix de production des biens manufacturés (hors produits du raffinage) ont augmenté de 17 % en France en un an et demi entre le premier trimestre 2021 et le deuxième trimestre 2022, ce qui est rarement une bonne nouvelle pour les entreprises.
Un paradoxe qui se résout aisément au premier abord. Afin de conserver leurs marges brutes, les entreprises ont logiquement reporté cette flambée sur leurs prix de vente.
C’est ce que constate l’INSEE dans la même étude datée du 9 mai 2023 : la moitié des hausses de coûts importés hors énergie et la totalité (voire davantage) des hausses des coûts de l’énergie se sont transmises aux prix de vente. C’est ainsi que les marges absorberaient à court terme jusqu’à 50 % de la hausse du coût marginal due à une montée des coûts importés.
« Pricing power » : le pouvoir d’imposer ses prix
Pour Pascal Quiry, professeur de finance à HEC Paris et co-auteur du Vernimmen, de nombreux facteurs expliquent la relative bonne résistance des entreprises : « Elles peuvent réduire les gammes de produits, simplifier les choses. Il faut aussi noter que les hausses de salaire ont été un peu en retard par rapport à l’inflation, ce qui a permis de moins peser sur l’excédent brut d’exploitation. »
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Selon Béatrice Siadou Martin, professeure en sciences de gestion à l’université de Montpellier, toutes les stratégies que propose le marketing opérationnel afin de générer de la valeur ne sont pas équivalentes : « On peut chercher de nouveaux consommateurs, mais beaucoup de marchés sont saturés. On peut tenter de faire acheter davantage, en multipliant les occasions de consommer, mais le contexte actuel n’aide pas. On peut essayer de fidéliser dans le temps, c’est la logique d’abonnement mais tout le monde ne peut pas fonctionner ainsi. En réalité, il n’y a pas 36 solutions : la variable de prix est la seule qui rapporte de façon efficace. »
Une première question se pose : pourquoi les consommateurs consentent-ils à payer davantage pour le même produit, quand bien même ces derniers seraient substituables ? C’est là tout l’enjeu du pricing power, ou pouvoir de marché, c’est-à-dire la capacité d’une entreprise à augmenter ses prix sans que les consommateurs ne bronchent de façon excessive et donc sans avoir à réduire les volumes de production.
Le secteur du luxe et de l’automobile s’y sont essayés, avec succès. « Certaines entreprises sont capables d’exercer un tel pouvoir en raison de leur capacité à innover, ou parce que l’effet de marque joue en leur faveur, ou parce qu’elles bénéficient d’un monopole garanti par la réglementation, c’est le cas des autoroutes par exemple. » précise Pascal Quiry.
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Quant à savoir ce qui attache un consommateur à un produit en particulier, le sujet est large. « Si le prix reste un critère essentiel lors de l’achat, de nombreuses autres variables viennent constituer la valeur d’un produit. Ce sera une valeur sociale, éthique, spirituelle… il s’agit d’une vision élargie du coût et qui explique le consentement à payer davantage. » nuance Béatrice Siadou Martin.
La cupidité, péché capital… et cause de l’inflation ?
L’autre question, qui a alimenté un vif débat, est de savoir à quel point certaines entreprises profitent de la conjoncture inflationniste pour gonfler leurs tarifs, quitte à ne pas répercuter les éventuelles baisses de prix des matières premières ou de coût de la main-d’œuvre, provoquant un effet inflationniste tout au long de la chaîne de production.
L’idée de profits qui alimenteraient ainsi l’inflation a été soulignée par de nombreuses études, et particulièrement celle des économistes américains Isabella Weber et Evan Wasner, qui se penchent sur cette fameuse « inflation des vendeurs ». C’est ce qu’on appelle la « greedflation » ou « cupideflation » voire l’« excuseflation », pour désigner le fait que l’inflation serve de paravent à des pratiques de hausses de prix plus ou moins justifiées.
Une théorie vis-à-vis de laquelle Pascal Quiry se montre prudent : « La plupart des entreprises n’arrivent pas à maintenir leurs marges en France, c’est une minorité, y compris au sein du CAC 40. Pour près des deux tiers des entreprises qui le compose, on voit que la progression des résultats va moins vite que celle du chiffre d’affaires. C’est la preuve qu’il n’y a pas de hausse des marges. ».
L’INSEE, via son responsable du département de la conjoncture Julien Pouget, incite à nuancer en fonction des périodes et des secteurs observés. « Il faut regarder la photo, mais sans oublier tout le film. Il y a bien, depuis la mi-2022, une contribution non négligeable des marges de l’industrie agroalimentaire à la hausse des prix de production. C’est la photo des derniers mois. Mais si l’on regarde le film, c’est-à-dire sur un temps plus long, le taux de marge des industries agroalimentaires fin 2021 était de 9 points en dessous de celui de 2018 – et de 6 points au-dessus fin 2022. »
Reste à savoir ce que réserve l’année 2023, marquée pour l’instant par un ralentissement des prix de vente, notamment de l’industrie… Du côté des entreprises, l’heure semble être à l’optimisme : selon le dernier baromètre trimestriel de Bpifrance et de l’institut Rexecode publié le 15 mai 2023, six dirigeants de TPE/PME sur dix (61 %) s’attendent à ce que la marge nette de leur entreprise progresse ou se maintienne en 2023.
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