En déclarant en juillet qu’il souhaitait le plus tôt possible « un monde sans cigarettes », le directeur général du géant du tabac Philip Morris International, Jacek Olczak, a fait sensation.
« D’ici à dix ans, dans certains pays, la cigarette pourrait disparaître », a-t-il renchéri. Voilà qui est intrigant. Car sans les cigarettes, que deviendrait Philip Morris, leader mondial avec 27,7 % de parts de marché (hors Chine et États-Unis*) grâce à sa marque phare Marlboro ?
C’est pourtant la stratégie du groupe depuis 2016, quand il s’est engagé dans ce qu’il nomme « la plus grande transformation de son histoire ». Depuis, la couverture de ses rapports annuels s’orne d’un nouveau produit, l’Iqos.
De la taille d’un gros stylo, son design fluide et ses couleurs raffinées évoquent le monde du luxe. Si l’Iqos n’est pas une cigarette aux yeux de ses promoteurs, c’est que le bâtonnet de tabac qu’il encapsule ne se consume pas à 900 degrés.

Crédits : Philip Morris.
Il est chauffé à 350 degrés par un dispositif électrique, ce qui permet d’aspirer la nicotine en aérosol dans les poumons. Contrairement à la cigarette électronique, qui utilise un liquide, il faut du tabac. Mais comme le bâtonnet ne brûle pas, il ne dégage pas de fumée.
Selon Philip Morris, l’Iqos réduit de 90 % les risques pour la santé, car c’est la combustion qui dégagerait les substances cancérigènes responsables des huit millions de morts par an du tabac.
Le coût de la santé publique
En France, celui des soins des maladies dues au tabac a été estimé en 2015 à 25,9 milliards d’euros par an. Bien au-delà des 13,3 milliards que rapportaient les taxes sur les cigarettes et les économies sur les retraites non versées…
Et cela, sans compter les coûts indirects (pertes de production, notamment), qui feraient monter l’addition jusqu’à 120 milliards d’euros. La France a été un des premiers pays à signer la convention cadre pour la lutte antitabac de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
En 2021, ce traité couvrait 66 % de la population mondiale. Il prévoit notamment d’interdire la publicité pour le tabac, d’augmenter les taxes afin de réduire la consommation et d’empêcher les cigarettiers d’avoir leur mot à dire sur les politiques de santé publique.
Ces allégations sont très contestées, car les recherches scientifiques montrant la moindre dangerosité du tabac chauffé ont souvent été menées sous l’égide des industriels du secteur. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il n’existe pas de preuves suffisantes pour affirmer que l’Iqos réduit les risques.
Son utilisation permet de faire baisser le niveau de certaines substances toxiques par rapport à une cigarette traditionnelle, mais il en émet d’autres dont les effets sur la santé sont encore mal connus.
Autre risque dénoncé par les associations de lutte contre le tabagisme : bien que Philip Morris ne destine l’Iqos qu’à des adultes déjà fumeurs, il pourrait rendre des jeunes accros à la nicotine.
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L'e-cigarette, bientôt la moitié du chiffre d'affaires
Pour Philip Morris, vouloir un monde sans cigarettes, c’est donc vouloir vendre plus d’Iqos. Une stratégie payante, puisque l’appareil représentait déjà près d’un quart du chiffre d’affaires en 2020.

C’est qu’il coûte une soixantaine d’euros, sans compter divers accessoires (pochettes, coques, câbles, socles chargeurs, outils de nettoyage) et bien sûr, le paquet de 20 bâtonnets de tabac. Ce qui est encore plus intéressant pour Philip Morris, c’est que ces bâtonnets sont moins taxés que les « clopes » traditionnelles.
En France, par exemple, ils sont rangés dans la catégorie « Autres tabacs à fumer » du Code des impôts, avec les tabacs à pipe, et supportent donc 40 % de taxes en moins. L’Iqos est plus rentable que les Marlboro. Ce qui se voit dans les résultats. Depuis 2016, les profits ont augmenté, alors que le nombre de cigarettes traditionnelles vendues a baissé de 20 %.
En Chiffres
1 300 000 000
Le nombre de fumeurs dans le monde, selon l'Organisation mondiale de la santé.
Présent sur 64 marchés en 2020, l’Iqos devrait peser près de 50 % du chiffre d’affaires en 2025. Les perspectives de croissance sont réelles, avec un peu plus d’un milliard de fumeurs dans le monde – un chiffre qui ne baisse pas, car il est régulièrement remis à niveau par l’accroissement de la population mondiale.
Dans les pays développés, notamment, des millions de fumeurs pourraient faire leur conversion. En Bourse, l’action Philip Morris se porte bien.
Mais l’essor de l’Iqos ne sera possible que si ses bénéfices pour la santé sont officiellement reconnus. C’est pour cela que les dirigeants s’emparent du sujet de la santé publique. Le groupe a enregistré une victoire en juillet 2020 quand la FDA, l’autorité sanitaire américaine, a permis que l’Iqos soit commercialisé avec la mention selon laquelle il réduisait les risques.
La déclaration de Jacek Olczak a été faite à la presse anglaise, alors que le Royaume-Uni s’est montré favorable à la cigarette électronique comme alternative au tabac. L’enjeu est de faire bouger les lignes.
En Chiffres
28,7 milliards de dollars
Le chiffre d'affaires de Philip Morris en 2020.
En tant que cigarettier, Philip Morris n’a pas le droit de faire de la publicité et ses produits sont lourdement taxés. Si d’autres pays admettent que l’Iqos est un moindre mal pour les fumeurs, tout peut changer.
Un « bien-être du consommateur » de façade
Pour faciliter les choses, il faut aussi améliorer l’image du groupe. L’ambition affichée est de se dédier à long terme « au bien-être du consommateur ». En 2021, Philip Morris s’est porté acquéreur d’une entreprise britannique qui fabrique des inhalateurs thérapeutiques, Vectura. En 2025, il espère réaliser un milliard de chiffre d’affaires sans la nicotine. Rapporté à un chiffre d’affaires de 28,7 milliards de dollars en 2020, ce résultat restera marginal.

Un monde sans cigarettes, vraiment ? Avec sa nouvelle stratégie, Philip Morris gagne à tous les coups, qu’un fumeur reste accro aux volutes de fumée ou qu’il opte pour l’Iqos.
« Le commerce du tabac repose sur le fait que la nicotine est une drogue dure », accuse le professeur Yves Martinet, président du Comité national contre le tabagisme. Certains épidémiologistes appellent à un démantèlement pur et simple du secteur.
« Bien peu de gens croient que nos engagements sont sincères », déplore Jacek Olczak dans une vidéo mise en ligne sur le site du groupe. En 1994, Philip Morris mentait devant le Sénat américain en affirmant sous serment que la nicotine n’était pas addictive. En 2021, il reste difficile de croire qu’un cigarettier vous veut du bien l
Philipp Morris en 7 années phares
1847 Philip Morris, un importateur de tabac, ouvre sa boutique à Londres. En 1919, l’entreprise se transfère en Virginie, aux États-Unis.
1954 Comme les Marlboro, qui ont un filtre, sont fumées par les femmes, Philip Morris lance la campagne du cow-boy Malboro pour associer le produit à une image de virilité.
1964 Un rapport du ministère de la Santé américain établit un lien entre tabagisme et cancer du poumon.
1972 Marlboro devient la marque de cigarettes la plus vendue au monde.
1988 L’entreprise tente une diversification dans l’alimentaire avec le rachat de Kraft Foods.
1998 Philip Morris est condamné par la justice américaine à payer à perpétuité une compensation pour le coût du tabagisme. En 2008, Philip Morris International et la filiale nord-américaine se séparent.
2014 Lancement de l’Iqos en Italie et au Japon.