Economie

Plongez dans la guerre pour la paternité du Laguiole

Avec son abeille si caractéristique, le Laguiole est le couteau français le plus connu. Mais d’où vient-il exactement ? Deux territoires revendiquent la paternité de ce savoir-faire et se disputent l’Indication géographique (IG) couteau Laguiole. Enquête sur une vraie fausse bataille industrielle.

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Illustration de l'article Plongez dans la guerre pour la paternité du Laguiole

© Markus KIRCHGESSNER/LAIF-REA

« Pour un Américain, la France, c’est la tour Eiffel, le camembert et le couteau Laguiole. » Ce vendredi de novembre, Yann Delarboulas, patron de la coutellerie Fontenille Pataud, à Thiers, s’apprête à lancer une « visio » avec un client américain pour le rassurer : oui, le couteau qu’il vend, qu’il soit pliant, fermant ou sommelier, est « un vrai Laguiole ».

Oui, il est bien composé de trois éléments : la mouche, le manche galbé et la lame yatagan. Oui, il est façonné à la main dans ses locaux. Il faut dire qu’avec un premier prix qui dépasse 129 euros et qui peut monter à plus de 3 000 euros, « les gens ont peur de se faire rouler », explique ce fils et petit-fils de coutelier, dont les exportations de couteaux haut de gamme constituent une bonne part de son chiffre d’affaires.

Les inquiets n’ont qu’à passer dans sa boutique, au fond de la vallée des couteliers, pour observer, derrière la vitrine, l’atelier avec ses 10 artisans qui coupent, montent, polissent et aiguisent.

Il n’existe pas de chiffres officiels du nombre d’imitations des couteaux Laguiole, mais il suffit de rechercher ce produit sur internet pour mesurer l’ampleur du phénomène. En ligne, des dizaines de couteaux portent, apposé sur le packaging ou sur les lames, le mot « Laguiole ». Ces produits sont fabriqués en Chine et au Pakistan, ils ne ressemblent parfois en rien au couteau initial. Et jusqu’à présent, ce morceau de patrimoine français ne bénéficiait d’aucune protection juridique.

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Le choix de l’INPI

Mais ça va changer. Depuis le 23 septembre dernier, une quatorzième Indication géographique (IG) protège le couteau Laguiole. Ce signe distinctif permet aux produits manufacturés issus d’un savoir-faire régional de lutter contre la concurrence déloyale et les contrefaçons. Il permet aussi aux consommateurs de différencier facilement l’authentique des productions étrangères bas de gamme. L’homologation de l’IG pour le couteau Laguiole n’a pas été un long fleuve tranquille.

Car il n’y a pas eu une, mais bien deux demandes d’IG. La première a été déposée en 2020 par le syndicat des fabricants aveyronnais du couteau de Laguiole (le Syndicat), une association qui regroupe sept entreprises aux mains des quatre coutelleries. Cette première IG était limitée au territoire du Nord Aveyron. 

La seconde, déposée en 2021, provient du Couteau Laguiole Aubrac Auvergne (CLAA), qui regroupe 38 coutelleries thiernoises et deux laguiolaises. Elle englobe le bassin de Thiers (le Puy-de-Dôme et trois communes de la Loire et de l’Allier) ainsi que celui de Laguiole (l’Aveyron, le Cantal et une commune en Lozère). C’est cette deuxième demande qui a reçu l’homologation de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI).

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Derrière ses apparences de Clochemerle, l’affaire entre Thiers et Laguiole est plus complexe qu’il n’y paraît. Tout a commencé au XIXe siècle. Laguiole est un petit village situé sur le haut plateau de l’Aubrac, réputé pour ses foires au bétail. Les premières coutelleries y seraient apparues entre 1826 et 1829. Thiers est une ville à flanc de montagne, située dans le Puy-de-Dôme, où la coutellerie est très développée depuis le XVIe siècle, notamment grâce à la Durolle, dont les puissants torrents font tourner les meules.

Le réveil du Nord Aveyron

La première forme du couteau Laguiole serait progressivement née aux alentours de 1850 des mains de couteliers qui auraient fusionné les caractéristiques de plusieurs modèles existants. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, le couteau Laguiole est fabriqué à la fois à Laguiole et à Thiers. Les deux bassins de fabrication sont complémentaires. 

À Laguiole se trouve d’abord une zone de chalandise dans laquelle le couteau, compagnon de vie à la campagne, est un objet très demandé. Les couteliers locaux fabriquent l’objet et commandent aux entreprises thiernoises des pièces détachées et des couteaux finis, estampillés au nom des Aveyronnais. Les Thiernois vendent aussi de leur côté ce modèle de couteau, parmi d’autres. Ils finissent par le désigner aussi comme le « Laguiole ».

Laguiole

Ce processus en tandem cesse de fonctionner à partir de 1914. L’activité décline peu à peu dans le Nord Aveyron. Dès 1950, plus aucun couteau n’y est fabriqué, bien que le Laguiole, intégralement fabriqué à Thiers, continue de s’y vendre. À la fin des années 80, un groupe de jeunes décide de relancer l’activité sur l’Aubrac.

Parmi eux, Michel Chambon, aujourd’hui « coutelier retraité toujours en activité » à quelques kilomètres de Laguiole : « Au début, on passait pour des fous, beaucoup pensaient qu’on n’arriverait jamais à faire de vrais couteaux Laguiole. Mais quand les gens ont vu que ça marchait, les coutelleries se sont multipliées comme des petits pains. » Le succès est au rendez-vous. Il existe aujourd’hui une quinzaine de coutelleries dans le Nord Aveyron. Les sept plus importantes réalisent près de 15 millions d’euros de ventes annuelles et emploient près de 200 salariés, selon des chiffres communiqués à la presse par leur syndicat.

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Thiers, deux millions de lames

Ce succès n’a toutefois pas sonné le glas du Laguiole fabriqué à Thiers. « Sur les 70 coutelleries thiernoises, une quarantaine fait du Laguiole, employant près de 400 salariés, pour un chiffre d’affaires annuel de 43 millions d’euros, qui correspond aux ventes en prix d’usine », explique Aubry Verdier, président du CLAA.

Et aujourd’hui encore, les coutelleries aveyronnaises continuent de s’adresser aux Thiernois pour certaines étapes de la fabrication des couteaux comme la mouture, la trempe, mais aussi la fourniture de pièces détachées, de couteaux finis ou d’emballage, confirment plusieurs couteliers interrogés dans le Nord Aveyron. Chaque année, ce ne sont pas moins de « deux millions de lames qui passent dans les fours de trempe de Thiers, dont 6 % vont à Laguiole », précise Aubry Verdier.

Cette collaboration des deux bassins de fabrication est auréolée de mystère, pour une raison simple. Le coutelier Michel Chambon explique : « Pendant des décennies, les Thiernois ont travaillé en cachette pour les Laguiolais. Les Aveyronnais disaient que c’était fabriqué à Laguiole, mais en réalité, c’était fabriqué à Thiers. Alors, quand les Laguiolais du Syndicat ont exclu les Thiernois de leur demande d’IG, ils ont passé les bornes de l’ingratitude et les Thiernois étaient plus que remontés. »

« Ils ont voulu se partager le gâteau de l’IG entre un petit nombre d’acteurs, alors que l’IG, au contraire, c’est fait pour fédérer, pas pour diviser », renchérit Cathy Capelle, à la tête de la coutellerie aveyronnaise Laguiole Village.

Dans la région, d’autres couteliers choisissent de ne pas rejoindre le Syndicat et ses règles strictes sur le droit de vote. Les « petits couteliers » n’auraient aucun poids face à ses puissants membres, détaille Mickaël Coignet, le plus jeune coutelier de Laguiole à la tête de la Coutellerie Coignet – qui a fait le choix de rejoindre plutôt le CLAA.

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« Quel savoir-faire ancestral ? »

L’INPI, après son enquête publique, finit par débouter la demande du Syndicat, le 11 avril dernier. La décision est « inacceptable » pour Honoré Durand, le président de l’association aux manettes de la coutellerie du même nom, qui a formé un recours et a refusé notre demande d’entretien pour cette raison.

Et lorsque l’INPI homologue la deuxième demande formulée cette fois par le CLAA en septembre, la colère est encore plus vive : « Les fabricants de Thiers viennent nous piquer notre savoir-faire ancestral », déclare-t-il à France 3. « Quel savoir-faire ancestral ? », soupire Cathy Capelle, dénonçant « mensonge sur mensonge ». « Ce sont des menteurs et des tricheurs », s’indigne Michel Chambon. Côté CLAA, on est plus mesuré. « Je les invite à lire le dossier d’homologation qui retrace l’histoire du couteau Laguiole », tempère Aubry Verdier.

Dans son recours, le Syndicat reçoit le soutien d’élus locaux, inquiets des possibles répercussions sur l’emploi. Carole Delga, la présidente de la Région Occitanie, signe, avec d’autres élus, une lettre au président de la République, selon laquelle l’IG serait une « tentative d’expropriation ».

De quoi exaspérer Cathy Capelle. « J’aimerais tellement que les politiques se renseignent et comprennent le sujet. » Reste à savoir, maintenant, « quel impact l’affaire aura sur le village de Laguiole, confie-t-elle. Parce qu’avec toutes ces conneries, il a pris du plomb dans l’aile, le petit couteau. »

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