Economie
Pour sauver le climat, l’entreprise a besoin d’un nouveau leadership
De septembre 2021 à juin 2022, la Convention des entreprises pour le climat a réuni 150 patrons pour qu’ils forment, collaborent et cherchent des modèles économiques régénératifs. Cette expérience inédite est désormais déclinée partout en France.
Elsa Ferreira
© Getty Images/iStockphoto
« Quand on veut transformer son entreprise pour s’aligner sur les enjeux écologiques, le problème, c’est qu’il faut prendre des risques financiers et c’est difficile à assumer si on est seul à le faire. » Yannick Servant, cofondateur de la Convention des entreprises pour le climat (CEC), recommande aux patrons de ne pas jouer perso. Réunie autour d’Éric Duverger, ancien cadre de Michelin, l’équipe organisatrice de la CEC invite les dirigeants à se questionner avec « exigence et bienveillance ». « C’est déjà assez difficile de diriger une boîte en cherchant l’équilibre entre collaborateurs, comité de direction, actionnaires, médias, syndicats, régulateurs… Quand en plus on vient vous embêter avec une contrainte environnementale qui rend tout plus cher et risque de couler la boîte si les autres ne suivent pas… », reconnaît Yannick Servant. Car bien sûr, la transition écologique ne fera pas disparaître la concurrence. En même temps, il ne s’agit pas seulement de réduire les impacts négatifs des entreprises sur leur environnement, mais de produire un impact positif.
Contre le capitalisme à la Friedman
Pour confronter ces enjeux aussi complexes que critiques, les organisateurs ont inventé un format inspiré de la Convention citoyenne pour le climat, une assemblée de 150 citoyens tirés au sort en 2019 pour se former aux enjeux climatiques et formuler des propositions de loi. « Et si on refaisait l’exercice avec 150 patrons ? », s’interrogent les organisateurs. Mais plutôt qu’un tirage au sort, ils mettent en place un véritable recrutement pour diversifier les profils d’entreprise (taille, secteur, origine géographique, enjeux de transition) et s’assurer de la motivation des dirigeants. Au final, 150 dirigeants et leur binôme, issus le plus souvent de la direction de la Responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE) s’engagent. Ils représentant 350 000 collaborateurs.
Avec des experts et des chercheurs, il s’agit de « changer les normes culturelles qui définissent ce qu’est le leadership », explique le cofondateur. Pour cela, les organisateurs piochent dans des outils managériaux alternatifs, par exemple la Théorie U, formalisée par Otto Scharmer, maître de conférences au MIT. Elle parie sur l’introspection individuelle et collective pour mettre en œuvre des solutions de changement. On étudie aussi « Le travail qui relie », d’après un livre écrit par l’éco-philosophe Joanna Macy.
Exemple d’exercice : regarder droit dans les yeux quelqu’un qu’on ne connaît pas bien pendant quatre minutes. Yannick Servant reconnaît que « c’est extrêmement long ». L’exercice paraît anecdotique, mais il veut corriger une dérive fondamentale de la société moderne : « Elle a déconnecté l’homme des écosystèmes vivants pour imposer une logique réductionniste dans laquelle tout peut avoir une valeur économique », poursuit Yannick Servant. « Cela paraît complètement hippie de dire ça. Et pourtant, en quoi serait-ce une mauvaise idée, avant de gérer des humains, de se reconnecter à son humanité ? ». Former des patrons anticapitalistes ? Servant y croit : « Le capitalisme industriel friedmanien est un système qui refuse de se plier à la réalité que la planète possède des ressources limitées. Il faut inventer une économie dans laquelle le marché intègre cette contrainte environnementale et alloue les ressources à l’intérieur de cette contrainte. »
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Ambitieux, public, chiffré
La recette prend. Sur les 150 entreprises, 85 ont publié des feuilles de route chiffrées. Les objectifs sont ambitieux et privilégient un changement à long terme, quitte à sacrifier une partie des bénéfices économiques à court terme. Ainsi, Renault Trucks, fabricant de poids lourds, veut « accompagner la baisse du nombre de camions sur les routes et la réduction du nombre de kilomètres qu’ils parcourent ». « Le camion n’est pas la seule solution », écrit le dirigeant. Il a ouvert l’une de ses usines à un fabricant de vélos-cargos électriques, utiles pour les derniers kilomètres de la livraison, avec l’objectif d’en faire un « coopétiteur », c’est-à-dire un compétiteur collaborant. Mustela, une marque de soin de toilettes pour bébés, a aussi son idée. Alors que les lingettes jetables constituent 20 % du chiffre d’affaires, la dirigeante et sa directrice RSE s’engagent à mettre fin à leur production d’ici 2030. Challengée par ses collaborateurs, la cheffe de l’entreprise assume : entre le CO2 et les euros, elle choisit… les euros, dans 20 ans. L’enjeu est aussi là : construire la résilience de l’entreprise dans un monde de moins en moins stable. À ce sujet, la Banque centrale européenne est formelle : le coût de l’inaction climatique est bien supérieur à celui de l’action.
Forte de son expérience, la CEC a transmis son rapport à l’État. Le format sera aussi décliné dans des versions territoriales et thématiques. « L’horizon 2030 est à la fois loin et tout près. Notre modèle d’action peut embarquer une centaine de dirigeants par an, or il y a deux millions d’entreprises en France », rappelle Yannick Servant.
L’entreprise régénérative, calquée sur le vivant
Pour l’entreprise, il ne s’agit pas uniquement de compenser les dommages causés à l’environnement, explique Christophe Sempels, Docteur en sciences de gestion et cofondateur de Lumiå, centre de recherche et de formation dédié à « l’entreprise régénérative ». Au-delà de la réduction de ses impacts négatifs, une entreprise régénérative ambitionne d’avoir des impacts positifs nets sur les écosystèmes ou les communautés humaines. Ce modèle dépasse l’enjeu du carbone et intègre les neuf limites planétaires (changement climatique, érosion de la biodiversité, changement d’utilisation des sols, introduction d’entités nouvelles dans la biosphère, perturbation du cycle du phosphore et de l’azote, acidification des océans, augmentation des aérosols dans l’atmosphère, cycle d’eau douce bleue et verte, appauvrissement de l’ozone stratosphérique). Il s’inscrit dans une réciprocité : les impacts positifs sont en connexion directe avec les activités de l’entreprise (contrairement à la compensation). Il exige une reconnexion au vivant, seul à disposer de capacités régénératives. Cela peut entraîner un surcoût, mais il existe des sources de gains d’efficience. C’est un concept émergent ; dans le cadre d’une étude internationale à publier, une quarantaine d’entreprises ont été identifiées.
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