Parce que, derrière les tableurs Excel, c’est de sécurité qu'il s’agit. Avec l’expertise comptable, un candidat s’assure de l’approbation de son compte par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), et donc du remboursement par l’État d’une partie des frais engagés pour convaincre des électeurs.
Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP)
Autorité administrative mise en place le 19 juin 1990 pour réguler les revenus et dépenses des partis politiques, notamment en période électorale.
Le moindre document vérifié
Dans le cadre de la Présidentielle, le rôle de Jean-Yves Queneudec consiste à récolter et à « formater » les milliers de pièces justificatives pour les livrer à la Commission 60 jours après le scrutin . Pour ça, il travaille en relation étroite avec le mandataire financier, un membre désigné au tout début de la campagne. Dans le cas d’Anne Hidalgo, c’est Marie-Pierre Mossion de La Gontrie, sénatrice de Paris, qui signe les chèques et porte la responsabilité des comptes.
Reçus de carte bleue, devis, factures, preuves de mises à disposition à titre gracieux, certificats de dons… sont accumulés pendant les neuf mois de campagne - 12 mois en temps normal la campagne 2022 a été raccourcie à cause du Covid - afin que le rapporteur de la Commission n’ait aucun doute.
« Quand je suis la campagne d’un candidat, qu’importe le scrutin, je vérifie le moindre document, le moindre devis, la moindre facture » confie l’expert-comptable, assis dans un petit bureau du QG d’Hidalgo, situé proche de la gare de Lyon à Paris. « Parfois, il y a des erreurs. Les professions de foi, par exemple, sont considérées comme des livres et relèvent donc de la TVA à 5,5 %. Par méconnaissance, elles sont parfois facturées par les imprimeurs avec la TVA classique, à 20 %. Quand je me rends compte de ça, a posteriori, je fais faire des avoirs. »
Jusqu’en 2017, tous les documents étaient regroupés dans 20 à 30 cartons, que l’équipe devait déposer à la Commission. Mais ça, c’était avant : 2022 est l’année de la numérisation, non sans stress pour les "petites mains".
Hollande à la limite du dépassement
Ce jour-là, le local est désert, la grosse vingtaine de personnes employée à plein temps pour la campagne a suivi la candidate pour son meeting à Limoges. En face de l’école de commerce de l’EM Lyon, les bureaux éphémères font partie d’un espace de coworking, partagé avec l’Agence Française du Développement notamment. Jean-Yves Queneudec n’y a pas de place attitrée, mais vient chaque semaine participer au comité de financement. Dominique Barjou, la secrétaire générale adjointe de la campagne, retraitée et bénévole, nous laisse son espace pour la discussion.
L’homme à l’allure imposante s’assoit à la hâte. Il porte une veste marron clair, raccord avec ses yeux encadrés par de modernes lunettes rectangulaires. Il est accessible, bienveillant, et jette de temps en temps des « Camarade ! ». Sa bonhomie et son humanité tranchent avec l’image que l'on se fait des experts-comptables. Pourtant, il fait partie des dix personnes habilitées en France à signer les bilans financiers des campagnes présidentielles cette année.
J’ai longtemps suggéré de faire reposer le financement de la campagne sur les dons. Mais pour un parti de gauche, c’était mal vu.
Jean-Yves Queneudec,Expert-comptable.
Encarté et militant, il suit le PS depuis 1990, année de la régulation du financement des partis politiques. « Avant, c’était une tout autre époque » raconte-t-il. Depuis Jospin, il a certifié les comptes de tous les candidats socialistes à la présidentielle. « Celle qui m’a le plus impressionné, c’est Royal. Quand il a fallu lui faire signer le bilan, je ne faisais pas le malin. Cinq ans plus tard, avec l’expérience sans doute, François Hollande m’intimidait moins. »
Tant mieux, parce qu’au cours de la campagne, l’expert-comptable a dû freiner les ambitions du candidat socialiste. Jean-Yves Queneudec raconte : François Hollande voulait un meeting de 40 000 personnes au Zénith de Toulouse pendant l’entre-deux tours. Trop cher, lui répond l’expert-comptable.
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Avec cet événement, le budget aurait dépassé la limite de 22,5 millions d’euros fixée par la Commission pour les dépenses pour une campagne présidentielle. Accompagné du mandataire financier et de deux autres membres du comité financier, l’expert-comptable conseille à François Hollande de renoncer. Finalement, le candidat a discouru sur la place du Capitole et déambulé dans les rues de la ville rose en compagnie des journalistes, à qui il a confié son ambition avortée.
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Dons, maquillage, coiffure : de vrais combats
Ces décisions donnent un rythme à la campagne : l’expert-comptable, bien qu’il soit là pour vérifier les comptes, acquiert au fil du temps une certaine connaissance du fonctionnement des campagnes, avec un avis technique sur la façon de générer des revenus ou de les dépenser. « J’ai longtemps suggéré de faire reposer le financement de la campagne sur les dons. Mais pour un parti de gauche, c’était mal vu », raconte-t-il en jetant son regard à travers la fenêtre. « L’idée ne prenait pas vraiment… jusqu’à Obama. En 2008, il a démontré que les partisans éprouvaient un vrai bonheur à donner. »
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Le candidat démocrate a reçu plus de 600 millions de dollars dont 94 % de dons, dont la plupart se situaient entre 5 et 25 dollars. Si l’expert-comptable peut suggérer d’imiter une telle prouesse, la stratégie revient au final au mandataire et à l’équipe financière.
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L'expert-comptable peut néanmoins être amené à porter certains combats, à son échelle. Et depuis 32 ans, Jean-Yves Queunedec murmure à l’oreille de la Commission des Financements de campagne, « sans jamais partager un déjeuner ou un pot » assure l’expert-comptable, « mais c’est un petit milieu ». Il est plus ou moins écouté : « Depuis 2007, je milite pour que les frais de maquillage et de coiffure soient reconnus comme des frais de campagne et puissent donc être remboursés par l’État. »
En Chiffres
51 659
euros dépensés en frais de maquillage et de coiffure pendant la campagne de Ségolène Royal en 2007. Un tiers a été remboursé par l’État.
Car la "dépense électorale" n’est pas clairement définie dans la loi de 1990. Elle continue d’évoluer au fil des années : « J’estime que le maquillage et la coiffure participent à la façon dont le candidat se présente au peuple, lors de grandes occasions comme les meetings ou sur les plateaux télé. Et ce ne sont pas de grosses sommes ». 51 659 euros en l’occurrence pour Ségolène Royal cette année-là. Finalement, la Commission a accepté qu’un tiers de ces dépenses soit remboursé par l’État au titre de frais de campagne.
Intransigeant sur la formation
Son expérience, Jean-Yves Queneudec tente de la transmettre aux mandataires financiers : « La formation, c’est la clé. » Il a participé à la rédaction de plusieurs guides méthodologiques pour qu’ils interprètent bien la loi. « Mais si un mandataire vient me demander conseil alors qu’il ne s’est pas présenté aux formations de début de campagne, il est hors de question de l’aider ».
Son prochain combat ? « Rendre la désignation d’un expert-comptable obligatoire au même titre et au moment que la désignation du mandataire financier. » C’est là tout l’enjeu : comment rectifier une erreur comptable quand elle a déjà été commise ? « Parfois, il est possible de demander un avoir ou de rembourser un don. Mais si des statuts ont été déposés, et qu’ils sont incorrects, le compte de campagne sera rejeté. » Ce qui signifie : pas de remboursement de l’État. D’où l’intérêt, pour les hommes et les femmes politiques, de se sentir en sécurité.