« Avant l’affaire France Télécom, nous avions très peu de missions de prévention des risques psychosociaux. Un ou deux ans après l’affaire, la demande a explosé ! », résume Jérôme Mathié, consultant à l’Apave, entreprise de formation, conseil et inspection en maîtrise de risques au début des années 2010. La série de suicides de salariés de l’entreprise de télécommunication dans la seconde moitié des années 2000 a changé la donne.
À l’époque, la structure est en pleine réorganisation, les métiers changent et l’entreprise publique devient privée. L’Observatoire du stress et des mobilités forcées mis en place par deux syndicats recense plus de soixante suicides et près de quarante tentatives. En 2019, la justice a condamné l’entreprise et trois de ses anciens dirigeants pour harcèlement moral institutionnel entre 2007 et 2010.
Alors que le procès en appel s’est ouvert le mercredi 11 mai, l’affaire a-t-elle permis une prise de conscience sur l’importance du bien-être au travail ?
« L’affaire a eu “le mérite” d’attirer l’attention sur la prévention des risques psychosociaux », constate Thierry Rousseau, sociologue chargé de mission à l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail). Bien qu’à l’époque les relations entre suicide et travail aient été étudiées, « avant les années 2000, ce n’était pas évident de porter cette question auprès de la direction ou lors de négociations avec les instances représentatives du personnel, se souvient-il. France Télécom a eu un effet sur ce que les sociologues appellent la "conscience sociale" », sorte de prise de conscience collective de la société.
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« Mon chef s’en fiche complètement »
Le Code du travail imposait déjà à tous les employeurs, contraints de « prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (articles L1 à L8331-1), de rédiger un document unique d’évaluation des risques. Mais, en pratique, « pour eux, les risques psychosociaux n’en faisaient pas partie », analyse a posteriori François Cochet, du cabinet de conseil à destination des instances représentatives du personnel Secafi.
Côté législatif, peu de choses ont changé depuis. La jurisprudence a cependant évolué : « la faute inexcusable de l’employeur en cas d’acte suicidaire, prononcée pour la première fois en 2009, est aujourd’hui reconnue », fait remarquer Loïc Lerouge, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du droit de la santé au travail.
Il s’agit du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité : l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. Quand elle est reconnue, le salarié reçoit une indemnisation en plus de la rente qu’il perçoit déjà au titre de la reconnaissance de son accident du travail ou maladie professionnelle, payée par l’employeur.
Aussi, lors de l’éclatement de l’affaire, le plan du ministre du travail d’alors, Xavier Darcos, oblige toutes les entreprises de plus de 1 000 salariés à négocier un accord sur le stress. Mais Loïc Lerouge observe, encore aujourd’hui, que « beaucoup des accords sur la qualité de vie au travail sont des accords de méthode qui n’ont pas les moyens nécessaires pour leur mise en œuvre », en parlant de moyens financiers, humains et matériels.
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Prise de conscience, négociation, puis analyse des risques… des avancées ont malgré tout eu lieu au sein des organisations. « Beaucoup de chemin a été parcouru. Les entreprises sont plus sensibles à la communication interne, à la prise en compte des difficultés. Selon moi, les améliorations faites sont surtout le fait des DRH », estime François Cochet, président de la Firps (Fédération des intervenants des risques psychosociaux).
Mais « cela dépend du bon vouloir et de la sensibilité du DRH alors que cela devrait être une norme qui s’impose aux dirigeants », regrette la Direction générale adjointe ressources humaines d’une région française.
Une responsable RH dans l’industrie nous le confirme : « Je viens du tertiaire, où l’on parle beaucoup de risques psychosociaux et de la qualité de vie au travail. Quand je suis arrivée ici, rien n’était fait sur ces deux sujets. Nous avons conscience du sujet, l’on sait que cela peut nous “coûter cher” et depuis trois ans, je travaille beaucoup dessus. Nous avons fait un "diagnostic RPS" et avons plusieurs plans d’action. On y travaille maintenant même si mon chef s’en fiche complètement ! »
Des progrès pour la communication
Certains secteurs semblent encore se concentrer sur les risques physiques (chute, port de charges, produits chimiques…), témoigne un responsable Hygiène, Sécurité et Environnement (HSE) dans une grosse entreprise du nettoyage. Il nous assure « ne pas être concerné par les risques psychosociaux. Nous n’avons aucun historique d’accident du travail ou de maladie professionnelle en lien avec les risques psychosociaux donc nous ne menons pas d’action dessus ».
Isolement, horaires décalés… sont pourtant des facteurs de risques psychosociaux typiques des métiers de la propreté, fait remarquer François Cochet.
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De fait, pour les entreprises, les risques psychosociaux sont difficilement palpables. Il existe pourtant plusieurs méthodologies pour les mesurer. Les deux plus connues sont le modèle de Karasek, un questionnaire qui analyse l’autonomie, les exigences psychologiques, le soutien social et l’insécurité de l’emploi, et celui de Siegrist, qui calcule le déséquilibre entre l’effort et la récompense.
L’exposition à ces risques varie selon les secteurs, comme le montre la grande enquête Sumer. « Dans le BTP, une partie des causes de risques psychosociaux, comme le manque de sens donné à son travail, est moins présente », observe par exemple François Cochet. « Une partie des problèmes existent moins dans les TPE et PME parce que les rapports humains entre patrons et salariés y sont totalement différents, les premiers connaissent le travail réel des seconds, et les plans de réorganisation ne sont pas faits sans consulter les intéressés ».
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Mais en cas de restructuration, « on observe des progrès, avec la création d’espaces de discussion sur le travail », souligne Thierry Rousseau. Et comme le montre une étude de la Dares de 2017, le risque de dépression, qui augmente avec les changements organisationnels, peut diminuer si les salariés participent aux décisions.
Attention, l’enquête précise que si c’est pour ne pas prendre en considération l’avis des salariés, mieux vaut ne pas les consulter. Thierry Rousseau évoque à ce sujet « le problème du modèle de la consultation à la française », sans obligation de la direction derrière, contrairement à la cogestion à l’allemande, où les salariés sont représentés au conseil de surveillance de l’entreprise, et donc, associés aux décisions importantes.
Le stress au travail n’a pas disparu
« Nous avons encore du mal, d’un point de vue culturel, à admettre qu’il n’y a aucune nécessité à ce que les gens soient stressés. Et on confond encore effort et souffrance » alerte Dominique Steiler, professeur à l’école de management de Grenoble.
En 2017, l’Anact relatait que des entreprises pensent toujours que le management est affaire de talent et de personnalité et regrettait le manque de formation des concernés à la prévention des risques psychosociaux. « Si le management par le stress n’est plus dicible, il peut encore agir », continue le titulaire de la chaire Paix économique.
En février 2022, 41 % de salariés estimaient toujours être en « détresse psychologique » selon un baromètre du cabinet Empreinte humaine.
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« On retrouve encore des cas identiques à France Télécom. Quand on les analyse, ce sont les organisations de travail qui sont à l’origine de la situation », renchérit Éric Beynel, ancien animateur de la commission santé et conditions de travail de Solidaires. « D’où l’intérêt du procès France Télécom, qui permet d’élargir la question du harcèlement moral aux organisations de travail. »
Le responsable prévention d’un groupe de téléphonie préfère finir sur une note positive : « France Télécom a un effet kiss cool : comme le temps judiciaire est particulièrement long, au moins, on reparle de ces sujets régulièrement. »
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