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Réforme des retraites. Comment les caisses de grève limitent le phénomène du passager clandestin 

Nées au début du XIXe siècle avec l’apparition du mouvement ouvrier, ces cagnottes, qui compensent les pertes de salaire, permettent de remotiver les salariés qui seraient tentés de profiter des bénéfices éventuels de la grève sans y participer. 

Julien Marsault
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© Julien Marsault

C’est l’une des attractions phare des manifestations rennaises contre la réforme des retraites : le camion de la CGT Cheminots. Chaque semaine, de nombreux manifestants y commandent une galette-saucisse ou une bière en battant le pavé, dans une ambiance bon enfant. Certains clients glissent la monnaie restante dans une petite boîte posée sur le bord du véhicule.

Cette activité, avec d’autres, permet le remplissage de la caisse de grève du syndicat. Un dispositif destiné à reverser de l’argent aux salariés qui, semaine après semaine, voient leur bulletin de paie diminuer au profit de la lutte. Faire grève, ça coûte cher.

Fiches de paie négatives 

Florent Anger, trésorier de l’organisation syndicale bretonne, se souvient des conséquences d’une mobilisation similaire en 2019. « À l’époque, on a même eu des collègues qui avaient des fiches de paie en négatif, comme s’ils devaient de l’argent à leur employeur. Et là, évidemment, la caisse de grève a toute son importance. » Une aide bienvenue donc, même si, précise le trésorier, il est rare que chaque journée perdue soit intégralement couverte. D’où la nécessité d’une certaine transparence et d’une gestion rigoureuse de l’argent récolté.

Car ces dispositifs fluctuent selon les besoins, les moyens et la culture syndicale de l’entreprise, voire du pays : est il obligatoire d’être syndiqué pour en bénéficier ? Est il nécessaire de présenter sa fiche de paie ? Etc. On pense par exemple au Piquet de stream, un événement en ligne sur la plate-forme Twitch qui a vu des streamers se relayer pour lever des fonds à destination d’une caisse de grève de la CGT-Infocom. Pour en profiter, deux jours d’arrêt consécutifs minimum étaient requis, contre cinq du côté de la CGT Cheminots.

Aux Etats-Unis et au nord de l’Europe, au Royaume-Uni par exemple, ces caisses sont généralement financées tout au long de l’année. C’est aussi le cas en France mais beaucoup plus rare, avec par exemple celle de la CFDT. Des retenues sur salaire sont mises en place pour chaque adhérent et permettent d’assurer en amont la capacité de faire grève, sans la crainte de ne pas lever d’argent après coup.

Avec parfois des montants récoltés tels que certains syndicats à l'étranger réfléchissent même à allouer l’argent à d’autres projets. Gabriel Rosenman, ancien cheminot et sociologue spécialisé dans ce domaine, retrace l’histoire de ces caisses, nées au début du XIXe siècle avec l’apparition du mouvement ouvrier en France. « Avant 1945, ce sont les syndicats qui prennent en charge le soutien aux chômeurs, aux malades, aux grévistes, etc. La caisse de grève fait partie de la même logique de secours mutuel. »

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Attention aux opportunistes 

Ces dispositifs ont un objectif commun : créer un filet de sécurité pour les grévistes et réduire le coût de la participation au mouvement, voire l’encourager. « C'est aussi pour ça que le mouvement reste dense, analyse Florent Anger à propos de la réforme des retraites, qui y voit en effet une sorte de "matelas". Alors certes, aujourd’hui on n'est pas une majorité, mais on est quand même toujours assez nombreux à se mettre en grève. »

La caisse de grève tente de contrer le paradoxe d’Olson, ou concept du "passager clandestin" : un groupe d'individus partageant un intérêt commun peut se soustraire à l'action collective si chaque individu se comporte de manière rationnelle. À quoi bon faire grève pour un meilleur salaire si les autres le font à notre place ? Pour l’économiste américain Mancur Olson, si chaque individu se comporte de la sorte, il n'y a plus d’action collective.

« C'est un vrai probléme pour les syndicats, explique Gabriel Rosenman. Certains salariés n'auront pas le cœur et l'énergie pour lutter. Puis la caisse se remplit. Et là, éventuellement, ils vont s’y mettre. »

D’après le sociologue, les cagnottes se multiplient depuis une dizaine d’années, facilitées par l'apparition d'outils numérique dédiés : « La grande explosion a eu lieu en 2019, avec plus de 380 cagnottes en ligne. A la moindre manifestation parisienne, on croisait des dizaines de grévistes avec des boîtes en carton. »

En cause notamment selon lui, l’érosion du pouvoir d’achat et les fins de mois difficiles pour les classes populaires (inflation, augmentation des loyers, crise financière de 2008, etc.). Des sites spécialisés sont créés, appelant même parfois à la solidarité de dons à l’étranger, multipliant les idées pour récolter des fonds : concerts de rap, vente de produits dérivés, de calendriers, etc.

Se mobiliser autrement

Au delà d'un matelas financier, les caisses de grève apparaissent désormais comme un nouveau moyen de se mobiliser, étendant le répertoire d’action de certaines catégories de la population. En étudiant les profils de donateurs grâce à un questionnaire en ligne, Gabriel Rosenman a observé que beaucoup étaient des salariés CSP+ ou des retraités. Des profils qui vont en quelque sorte déléguer l’exercice de la grève aux secteurs considérés comme essentiels, tout en se mobilisant en parallèle, par exemple en manifestant.

Et si le phénomène permet à la lutte de durer dans le temps, il ne faut pas oublier que les entreprises ont, elles aussi, des moyens de contrer l’effort de grève. Par exemple en adoptant des stratégies de recrutement spécifiques, en démoralisant les participants. « Il y a des services entiers à la SNCF ou à la RATP qui sont là pour remplacer les absents mais aussi et surtout les grévistes », explique Gabriel Rosenman.

« Plutôt que des augmentations de salaire, les entreprises préfèrent par exemple donner des primes et diviser les salariés entre eux, affirme de son côté Emmanuel Briand, secrétaire général de la CGT Cheminots Bretagne. Individiualiser les rémunérations, pour que les salariés ne pensent pas collectivement. »

Enfin, le sociologue de mentionner l’existence de la caisse « anti-grève » : un dispositif utilisé à l’inverse pour engranger des fonds et contrer l’action syndicale. En 2007, un scandale avait éclaté en France avec l’affaire de la caisse noire de l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM), alors destinée à soutenir financièrement des entreprises touchées par des conflits sociaux.

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