Le 25 avril 2013, comme 40 millions d’auditeurs radio en France, Levent Acar, 25 ans, est réveillé par une macabre nouvelle. À des milliers de kilomètres, près de Dacca, au Bangladesh, le bâtiment Rana Plaza s’est effondré. Dans les décombres, à côté des 1 127 corps des victimes, gisent les étiquettes de grandes marques de vêtements : Camaïeu, Mango, in Extenso (Auchan), Tex (Carrefour), Primark…
Dans les semaines qui suivent, on apprend que des centaines d’ouvrières du textile avaient déjà péri dans une série d’incendies, que la dangerosité de ces sites de production était connue dans tout le pays, que des articles dans la presse et des campagnes d’ONG avaient levé le voile sur ce fléau et avaient alerté les marques françaises.
En achetant, nous cautionnons un modèle économique. En boycottant, nous avons le pouvoir de le changer.
Levent Acar,cofondateur de la plateforme I-boycott.
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En vain, personne n’avait bougé. Pourtant, si les consommateurs avaient boycotté ces T-shirt à cinq euros, les entreprises auraient réagi, se dit Levent : « En achetant, nous cautionnons un modèle économique. En boycottant, nous avons le pouvoir de le changer. »
En 2015, il fonde avec son frère Bulent, I-boycott, un franc succès : la plateforme compte aujourd’hui 100 000 utilisateurs actifs, une quarantaine de campagnes et un beau fait d’armes. Mis à l’index en 2016 pour ses pratiques de surpêche, Petit Navire a plié et s’est engagé, accompagné par Greenpeace, à changer ses pratiques. Mais le boycott ne marche pas à chaque fois.
Le buycott : plutôt choisir que bannir
Ce barbarisme, apparu dans les années 1960, désigne le fait d’acheter un produit plutôt qu’un autre pour promouvoir une cause. Suite à la mort de George Floyd, victime des violences policières aux États-Unis, le 25 mai 2020, les consommateurs sont appelés à « acheter noir » (buy black), en privilégiant les marques détenues par un Afro-Américain ou engagées en faveur de la cause noire.
L’effet est notable à Wall Street. La banque Carver Bank, tenue par des Afro-Américains, voit son titre bondir de 513 % en une semaine, à la mi-juin. L’entreprise de média Urban One, qui dit « représenter l’Amérique noire depuis plus de 30 ans » a vu le sien bondir de 150 %.
Touche pas à mon image
Dans la région de Madrid, en Espagne, la filiale Coca-Cola, bien que bénéficiaire à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros, annonce en 2014 la fermeture de quatre usines et le licenciement de 4 000 personnes.
Les employés appellent au boycott – « Si Madrid ne fabrique plus de Coca-Cola, alors Madrid n’en boira plus » – et les ventes dans la région chutent de moitié au mois de février. La firme ne cille pas. C’est une décision de justice, un an plus tard qui l’oblige à bouger.
« La chute des ventes n’est qu’un indicateur surveillé par les entreprises, ce n’est pas le plus inquiétant. Un recul sur un mois peut s’absorber. En revanche, si l’image de la marque est touchée, les conséquences sont plus graves », explique Laurence Fort-Rioche, professeure associée de marketing à la Rennes School of Business.
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La « marque », c’est ce qu’ont inventé les entreprises pour créer des liens avec les consommateurs. On achète Nutella pour la gourmandise, avec l’image de ce pot dans lequel on va piocher avec le doigt, et pour les instant de partage en famille autour d’un « petit déjeuner équilibré pour bien commencer la journée ». « Les entreprises mettent des années à construire et à consolider leur image de marque. Si elle est attaquée, alors elles vont réagir », poursuit Laurence Fort-Rioche.
Stopper l’hémorragie
« Si le “capital marque” est attaqué, vous perdez des investisseurs, votre capitalisation en Bourse dégringole, les distributeurs ne veulent plus vendre vos produits, vous coulez », abonde Bernard Cova, sociologue de la consommation et professeur de marketing à Kedge Business School et à l’université Bocconi, à Milan.
Levent Acar a bien compris que le vrai pouvoir de boycott se nichait sur le terrain de la communication. Quand la plateforme I-boycott lance une campagne vidéo pour dénoncer les pratiques d’optimisation fiscale de Starbucks, Levent ne rentre pas dans un exposé fiscal soporifique. Il retourne contre la firme les armes du storytelling, la force des images, des émotions ou sa raison d’être qu’elle avait maniés pour créer des liens avec les consommateurs.
Évasion fiscale - Optimisation fiscale
Comportement parfaitement légal d'adaptation aux réglementations fiscales par les contribuables (particuliers et entreprises) afin de moins payer d'impôts. Toutes les possibilités d'échapper à la pression fiscale sont exploitées.
« Starbucks, ils sont cool, ils font du commerce équitable. Mais ils ne paient pas d’impôts en France, comme beaucoup de multinationales. Cette pratique s’appelle l’optimisation fiscale. Elle coûte chaque année 50 milliards d’euros à l’État. Et qui paie ? Vous ! Chaque contribuable en est chaque mois pour 113 euros de sa poche. L’indignation pousse à agir, en boycottant, certes, mais aussi en relayant la campagne sur les réseaux sociaux », explique-t-il.
Commerce équitable
Il a pour but de rééquilibrer les rapports économiques entre acteurs des pays en développement et des pays développés en permettant aux premiers une plus juste rémunération du travail.
Le boycott, c’est une machine qui s’emballe et que les entreprises ne contrôlent pas. Le message se diffuse, les bataillons d’indignés grandissent, les ventes baissent, les firmes perdent du terrain, chutent dans le classement mondial des marques les plus influentes, les investisseurs et distributeurs abandonnent le navire, et un concurrent paraissant plus vertueux se faufile et récupère la mise.
Pour stopper l’hémorragie, les firmes n’ont alors pas le choix. Comme l’a fait Petit Navire avec Greenpeace, il faut s’allier avec les ennemis d’hier et s’engager à leurs côtés à changer de modèle économique.
Crédits photo : Boycott, par Pierre (Rennes) via Flickr. CC BY 2.0.