L’essentiel.
- Avec l’inflation, la pression de la part des salariés augmente sur les directions d’entreprises pour octroyer des augmentations générales et les augmentations individuelles, plus en vogue ces dernières années, sont reléguées au second plan.
- Certains économistes pointent le risque de mise en place d’une boucle "prix-salaire" qui annulerait à terme les gains de pouvoir d’achat.
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Pour certains ouvriers Michelin, l’année 2022 relève du jamais-vu. En l’espace de neuf mois, l’entreprise française leur a accordé non pas une mais deux augmentations générales de salaire, soit 5 % en cumulé.
« Ça fait plus de vingt ans que je suis syndicaliste, et je n’avais jamais connu ça, répète Jérôme Lorton, délégué syndical central à l’Union syndicale solidaires (SUD), pour la première fois, nous avons été entendus ». Après une première vague, en janvier, de hausses destinées aux agents (ouvriers), ce sont 13 000 travailleurs – agents, techniciens et une partie des cadres – qui ont touché une augmentation en juin, plus la fameuse prime Macron, à hauteur de 600 €.
Des majorations de salaire pour compenser la hausse des prix
Comme dans l’entreprise du Bibendum, les appels aux hausses de salaire se sont multipliés un peu partout en France cette année. Avec un taux d’inflation galopant, avoisinant les 6 %, les ménages continuent de subir une perte de leur pouvoir d’achat : environ 1 % en moyenne sur l’année 2022 selon la Banque de France.
Depuis la rentrée, les revendications syndicales se sont donc intensifiées dans plusieurs secteurs. Si, comme chez Michelin, certaines sociétés tentent de faire bonne figure en s’efforçant d’augmenter significativement leurs salariés, d’autres font de la résistance. De quoi attiser la colère des travailleurs : des mouvements de contestation voient ainsi le jour, comme chez TotalEnergies, où une grève massive se poursuit depuis le début du mois d’octobre.
Face à une tension sociale élevée, la Première ministre Élisabeth Borne a vivement incité le géant pétrolier et « toutes les entreprises qui le peuvent » à augmenter les salaires.
Les augmentations générales, pas une solution miracle…
Du secteur de la banque à l’agroalimentaire en passant par l’automobile, tous réclament unanimement des augmentations dites « générales », soit des hausses de salaires pérennes, qui concernent l’ensemble des salariés d’une entreprise. « Car quand on l’a une fois sur sa paie, c’est pour toujours », répète Michel Chevalier. Pour ce délégué syndical central de la CGT Michelin, ces revalorisations n’ont pas toujours été exceptionnelles : « Il y a 25 – 30 ans, on avait plusieurs négociations de salaire par an, se rappelle-t-il. Puis, Michelin a profité de la faible inflation pour limiter au maximum les évolutions de salaire… »
Du côté du CFE-CGC, représentant des cadres, « on ne s’oppose pas aux augmentations individuelles, poursuit Laure Trincal, responsable communication. Elles récompensent la performance et alimentent la motivation des salariés. Mais dans une période de crise telle que celle que nous vivons, seules les augmentations générales permettent de garantir à tout le monde un maintien de pouvoir d’achat. » « Quant aux primes, elles sont anecdotiques et ne permettent pas de cotiser pour la retraite ni pour le chômage », tranche Michel Chevalier.
Mais face à cet appel de hausse généralisée des salaires, parfois présentée comme LA solution à l’inflation, certains experts tirent la sonnette d’alarme. « Du point de vue des salariés, ces demandes sont tout à fait légitimes, concède Sylvain Bersinger, économiste au cabinet de conseil Asterès. Mais elles risquent de déclencher la fameuse boucle prix-salaires, l’augmentation des uns entraînant l’augmentation des autres. À la fin, il n’y aurait aucun gain de pouvoir d’achat pour les ménages… »
En France, cet effet boule de neige avait notamment eu lieu dans les années 1970 au moment des chocs pétroliers, l’ensemble des salaires étant à l’époque indexés sur les prix, un mécanisme supprimé en 1982. Depuis, seul le salaire minimum (SMIC) évolue selon l’inflation.
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Les augmentations individuelles, plus efficaces ?
Pour Francesco De Palma, économiste et maître de conférences à l’Université de Strasbourg, cette spirale inflationniste se résume surtout à un manque de gains de productivité. « Si l’augmentation des salaires est plus rapide que celle de la productivité, alors les entreprises la répercutent sur leurs prix : on a alors une croissance des salaires qui est inflationniste, et ce même si les hausses de rémunérations sont inférieures à l’inflation ! » met-il en garde. Ce spécialiste du marché du travail préconise des hausses de salaires individualisées, « ciblées », qui « permettent de mieux aligner la productivité du travailleur et sa rémunération ».
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Chez Michelin, c’est cette ligne directrice qui a été choisie pour les techniciens et les cadres, c’est-à-dire les niveaux de rémunération supérieurs : « Ces postes suivent une logique d’augmentation individuelle, davantage corrélée à leur performance, souligne Pierre-Alexandre Anstett, DRH France. Mais les augmentations générales restent toutefois plus adaptées pour les plus bas salaires, quand il s’agit de faire face à une augmentation du coût de la vie… »
Une meilleure répartition
« 'L’inflation est un poison, la hausse des salaires peut provoquer un engrenage qui n’est pas sain', on connaît le discours, répète le syndicaliste Jérôme Lorton. Mais il faut essayer de se mettre à la place de certains travailleurs qui, aujourd’hui, sont en 3 x 8* pour 1 700 € par mois et ne peuvent plus boucler leurs fins de mois… »
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La pilule passe encore moins au vu des « résultats exceptionnels » de certaines entreprises. « Malgré la crise, certaines entreprises s’en sortent très bien, accorde l'économiste Sylvain Bersinger. À l’exemple de TotalEnergies ou CMA-CGM, qui ont fait des profits titanesques. Dans ces contextes, le fait que les salariés bénéficient de ces résultats est cohérent avec une économie où la valeur ajoutée est partagée entre ceux qui l’ont créée. »
Pour l'expert du marché du travail Francesco De Palma, cette meilleure répartition des richesses doit toutefois se faire grâce aux forces du marché plutôt qu’avec une intervention de l’État. « Le pouvoir de négociation a longtemps été aux mains des employeurs. Mais avec les besoins d’emplois de plus en plus importants, il penche aujourd’hui du côté des travailleurs », souligne-t-il, évoquant pour preuve le blocage actuel des stations essences par les salariés de TotalEnergies.
« Quand je suis arrivé dans les années 90, mon objectif premier était d’être embauché, et je savais qu’il y avait de fortes chances que je reste ici toute ma vie, conclut le délégué syndical Jérôme Lorton. Et on était tous prêts à l’accepter. Aujourd’hui, c’est fini. »
*Le travail en 3 x 8 consiste à mettre en place trois équipes de travail avec un horaire de 8 heures par jour chacun (une le matin, une l’après-midi, une le soir), qui tournent chaque semaine.