Jusque-là, l’entretien se passait bien. Puis soudain le manager demande à Caroline1 ses prétentions salariales. Elle donne son précédent salaire. Yeux exorbités, souffle coupé, le manager la prévient : « Nous ne sommes pas en mesure de suivre. Et ce ne serait pas juste pour vos futurs collègues dont le salaire est bien en dessous. »
À Caroline de feindre la surprise. Son conjoint n’a-t-il pas été embauché six mois plus tôt par la même entreprise, au niveau de salaire qu’elle demande ? Face au manager, elle poursuit : « Nous avons la même formation, nous sommes passés par le même type d’entreprises et nous travaillons tous les deux sur les moteurs d’avion. La seule différence : j’ai cinq ans d’expérience de plus. » Le manager s’en étonne fortement. Il a besoin du nom du conjoint pour vérifier cela. Après vérification, il a embauché Caroline à un salaire légèrement supérieur à celui de son compagnon. « Cela a mis une vraie pagaille. La responsable RH qui a embauché mon mari n’aurait pas dû lui accorder autant. Résultat, je gagne plus que mon supérieur ».
On lui a rapidement fait comprendre, que même si elle fait un excellent travail, il faudra patienter avant d’être augmentée. « Pourquoi ce serait à moi de payer le fait que mes collègues sont mal payés ? », s’agace-t-elle.
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En France, et particulièrement dans les entreprises, le salaire est une pomme de discorde. Alors on n’en parle pas. Même si rationnellement, employeurs comme employés savent qu’il faudrait justement en parler. « Les DRH, surtout dans le contexte actuel d’inflation et de pénurie de main-d’œuvre, savent que la transparence salariale est un facteur déterminant pour attirer et retenir les meilleurs. Elles savent aussi qu’en vue des nouvelles réglementations, elles devront s’y plier », constate Khalil Ait-Mouloud, directeur de l’activité enquêtes de rémunération chez WTW, société de courtage et de conseil. « Pourtant, quand nous leur demandons si elles informent de façon claire les employés sur la politique de rémunération de l’entreprise, elles répondent “non”. »
Les salariés sont pétris des mêmes contradictions. Selon Talent.com, 79 % des Français soutiennent la transparence salariale, vue comme le meilleur moyen pour réduire les écarts de salaire inexplicables et pousser les employeurs à être plus juste2. Mais 82 % des salariés refusent que leur salaire soit connu de leurs collègues3.
Réseaux, jeux de pouvoir et favoritisme
Caroline est de celles qui évitent le sujet. « Si je gagne plus, mon collègue va me le reprocher amèrement en disant : “Mais je travaille plus que toi” ; “mon travail est plus important”, etc. Moi, si je gagne moins, ça va m’énerver », confie-t-elle.
Une réaction très classique. « Celui qui gagne plus le cache par peur de perdre son privilège. Celui qui gagne moins se sent humilié », note Sébastien Hof, psychologue du travail à Besançon.
L’origine de ces sentiments se trouve dans la manière dont sont établis les salaires, à la fois collectivement et individuellement. « L’exercice RH de classification des postes et de définition des grilles salariales est très codifié et transparent, donnant l’impression d’une égalité de traitement. Tel poste correspond à tel niveau de qualification, à telle position hiérarchique et donne le droit à telle fourchette de salaires. Mais derrière cette façade, il y a un système caché valorisant réseaux, jeux de pouvoirs et favoritisme. Celui qui a su négocier, qui est dans les bons réseaux, qui est poussé par son N + 1, gagnera plus. Celui qui s’est fié aux grilles de salaires se sent floué et prend conscience de sa position réelle dans l’entreprise », explique Marie Rebeyrolle, anthropologue et directrice du cabinet Carré pluriel.
À cela s’ajoute notre excessive pudibonderie française quand il s’agit de parler d’argent. La sociologue Janine Mossuz-Lavau, travaillant à la fois sur nos mœurs sexuelles et notre rapport à l’argent, s’en est rendu compte au cours de ses enquêtes. « Certains de mes interviewés s’étant livrés sans retenue sur leurs pratiques sexuelles, étaient gênés, hésitants quand je leur demandais leur salaire. Ils jugeaient la question trop personnelle », relate-t-elle.
Les raisons sont pour elle, culturelles : « À deux ou trois générations, nous sommes les héritiers d’un monde paysan. Or les paysans gardaient leurs économies à la maison. On n’en parlait pas, on ne le montrait pas de peur de se faire voler. Il y a aussi l’influence de la culture catholique, une religion au service des pauvres dans laquelle l’argent ne se garde pas pour soi. Il faut faire acte de charité. Enfin, il y a l’influence du marxisme qui voit d’un mauvais œil le profit. Le riche est celui qui exploite. »
Injustice à combattre
Néanmoins, ces derniers mois, les réseaux sociaux ont vu déferler des impudiques exhibant sans état d’âme leur rémunération qu’elle soit conséquente (comme celle du patron de Total, Patrick Pouyanné) ou à l’inverse petite, celle des premiers de corvée s’emparant du #balancetonsalaire.
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« Les grands patrons assument, car leur rémunération est pour eux à la hauteur de leurs responsabilités et des risques qu’ils prennent », explique l’anthropologue Marie Rebeyrolle. « Ceux qui touchent autour du SMIC en parlent pour revendiquer plus. Si on est plusieurs à gagner peu, l’humiliation s’en va. La faute n’est plus individuelle, c’est une injustice à combattre », ajoute le psychologue Sébastien Hof. Le tabou est donc pour ceux qui sont dans l’entre-deux.
Mais rien n’est immuable. Charles Bertrand, DAF chez Whoz, start-up spécialisée dans la gestion de talents, s’est débarrassé, il y a six mois, de ces pudeurs, quand il a pris son poste. Là-bas, tous les salaires sont connus par tous en interne, même celui du patron. Vieux réflexe, quand il a vu sur l’intranet qu’il avait le plus gros salaire (« mais je n’ai pas d’actions », tient-il à préciser), il a craint les jalousies. Crainte vite envolée, tout le monde s’en moque. « La transparence dépassionne le sujet et permet de se concentrer sur le fond. Chacun sait quels sont les attendus pour chaque grade et chaque grade correspond à une rémunération. Pour gagner plus, il faut monter en grade », conclut-il convaincu.
Sources
1. Le prénom a été changé à la demande de l’intéressée.
2. Sondage mené par Yougov pour talent.com sur un échantillon de 1 010 salariés, représentatif de la population française et questionnés en ligne entre le 1er et 5 septembre 2022.
3. Sondage mené par Yougov pour talent.com sur un échantillon de 3 759 salariés questionnés en ligne du 3 au 5 novembre 2021. La question n’a pas été posée dans le sondage de 2022.