Qui s’en serait douté ? Le premier business game naît le 23 juin 1932, à Léningrad, dans une URSS s’industrialisant à marche forcée. Vingt-quatre directeurs d’usines, quatre équipes et un objectif : surmonter tous les couacs usuels d’un démarrage de production – pannes de machines, retards dans la livraison des pièces, mauvaise organisation du travail. À la fin de la partie, l’équipe gagnante est celle qui a mis en place le meilleur plan d’action.
À l’époque, ce jeu répond à la mission de la plus haute importance confiée par les dirigeants soviétiques au Bureau de l’organisation scientifique du travail : sauver la révolution en transformant un pays essentiellement agraire en une nation industrielle de premier plan.
Au début des années 30, des usines géantes sortent de terre, comme l’immense site de Kharkov (Ukraine) qui fabrique des tracteurs à la chaîne. Mais la production est chaotique. Rien ne marche : pannes, délais excessifs, produits défectueux.
Ce n’est pas étonnant. Dans ce pays nouvellement communiste, les travailleurs qualifiés et les directeurs d’usines expérimentés manquent. Pour former rapidement et efficacement la nouvelle élite économique, Maria Birshtein, ingénieure et membre du Bureau de l’organisation scientifique du travail a alors l’idée d’un jeu. Après tout, depuis des siècles, on joue à des jeux de stratégie pour inculquer l’art de la guerre aux futures élites militaires.
La danse des éboueurs
Il faut attendre 1968 pour que le jeu revienne dans l’entreprise. Le travail est désormais perçu comme une source d’épanouissement et de plaisir, beaucoup de dirigeants voient dans le jeu, au-delà d’un outil, la réponse miracle à un certain nombre de problématiques managériales et RH. Jusqu’à en abuser.
Aujourd’hui, entre les combats de sumo lors des journées de team building, les serious games pour intégrer les nouvelles règles de sécurité, les challenges commerciaux pour doper les ventes, nous passons notre temps à jouer au travail, rapporte le sociologue Stéphane Le Lay dans son enquête sur les pratiques ouvrières ludiques.
Certains jeux visent simplement à tromper l’ennui, les éboueurs parisiens s’amusant ainsi à pratiquer le "surf" en se maintenant en équilibre sur un pied, à l’arrière de la benne.
De temps en temps, des employés s’insurgent contre l’"infantilisation" du management, a constaté Stéphane Le Lay dans un centre d’appels. La téléconseillère Monique et ses collègues ont la désagréable impression de retourner en maternelle « avec les bonbons, les chansons… Sauf qu’on n’a plus l’âge ! Moi, je ne viens pas au travail pour m’amuser », s’agace-t-elle.
"Pour de faux"
Pour que le jeu déploie toutes ses vertus, le manager doit apprendre à le doser, prévient Erwan Deveze dirigeant du cabinet Neuroperformance. « Quand vous jouez, vous mettez votre cerveau dans les meilleures conditions pour apprendre, pour construire de nouveaux chemins de pensée. Mais le cerveau ne peut pas jouer du matin au soir, il risque la surchauffe. »
Le contexte joue également, observe l’anthropologue Emmanuelle Savignac. « Quand on joue, c’est pour de faux. La réalité est mise entre parenthèses. Le joueur est protégé. Il peut prendre des risques, échouer, cela prête moins à conséquence. Sauf si on fait du jeu [comme dans le centre d’appels mentionné précédemment, NDLR] un exercice imposé, un outil d’évaluation et de sanction. »
« Quand tu n’y arrives pas, on te montre ceux qui y arrivent. On te culpabilise de ne pas participer. Et dans ton évaluation, on inscrit la mention "N’adhère pas aux challenges" », dénonce un téléconseiller.
Enfin, « si le jeu stimule pendant un temps, ce n’est pas lui qui donne envie de se lever le matin, mais le sens donné au travail », conclut Frédéric Rey-Millet, fondateur du cabinet de conseil en management EthiKonsulting et créateur de la Management Box… et ses 14 jeux.
À la recherche du « collègue mystère »
L’affaire des « selfies de l’Avent » débute en 2017, dans le building du 157, rue Anatole-France, à Levallois-Perret. Deux années d’affilée et toujours au cours de la même période, en décembre, les 400 salariés de l’agence de communication Fullsix Group manifestent des comportements pour le moins inhabituels.
Un stagiaire interrompt le directeur général en pleine réunion pour se prendre en photo avec lui. Encore plus bizarre : les créatifs pointent à leur poste avant 9h30. Du jamais-vu dans le milieu de la publicité, où l’on embraye rarement avant 10 heures.
Pour percer le mystère, il faut remonter à 2016. Fullsix grossit en accueillant de nouveaux collaborateurs et plusieurs services déménagent d’un étage à un autre. Résultat : les employés, ne sachant plus qui fait quoi et à quel étage ont atterri leurs anciens collègues, se replient sur leur pré carré. Les nouvelles recrues sont encore plus perdues que les autres et optent pour une solution radicale : quitter l’entreprise.
C’est alors qu’Ange Michelozzi, le DRH, a une idée : et si on jouait pour recréer du lien ? Dans le secret de son bureau, avec plusieurs volontaires, il crée les « selfies de l’Avent ».
Les règles du jeu sont simples : chaque matin, au cours des semaines précédant les vacances de Noël, les employés reçoivent, sur les coups de 9h30, dans leur boîte mail, une devinette, un rébus ou un jeu de mots. En résolvant l’énigme, ils trouvent le « collaborateur mystère » du jour. Par exemple, « Impératrice du 6,55957 » conduit à Joséphine Lefranc, directrice des stratégies.
Il ne reste plus qu’à se photographier avec elle et à poster le selfie sur l’intranet de l’entreprise. La réponse et le nom du vainqueur sont divulgués le lendemain, accompagnés d’une description sur le rôle qu’occupe le « collaborateur mystère » dans la société.