Economie
Uber : une entreprise trop déficitaire pour pouvoir salarier les indépendants
En Grande-Bretagne, l'entreprise vient d'accorder le statut de "travailleur salarié" à ses 70 000 chauffeurs. Cette décision interroge la viabilité de son modèle économique.
Louisa Benchabane
© AMR ALFIKY/NYT-REDUX-REA
Cette résolution, impulsée par le délibéré de la plus haute juridiction britannique, met non seulement un terme à une procédure lancée en 2016, mais est perçue comme le chamboulement du modèle économique de la "gig economy", l’économie des petits boulots, au Royaume-Uni.
Éco-mots
Gig economy
Popularisé aux États-Unis et lié à l’émergence des plateformes collaboratives, le terme gig economy désigne l’ensemble des petits boulots, pour lesquels les travailleurs sont payés à la tâche et non à l’heure. Ce terme (gig signifie « concert », en anglais) fait écho aux musiciens souvent payés à la tâche en fin de show, à l’instar des travailleurs d’aujourd’hui rémunérés pour une livraison de repas ou un rechargement de trottinette.
Les chauffeurs Uber, qui étaient jusque-là des travailleurs indépendants soumis au statut d’auto-entrepreneur, devraient désormais avoir le droit, entre autres, à un salaire minimum et à des congés payés. Ceux qui avaient porté plainte pourront par ailleurs se tourner vers un tribunal pour obtenir des indemnisations. En théorie, d’autres chauffeurs pourront alors demander à la justice d’obtenir le statut d’employés.
"L’entreprise a le sens de la communication, une telle décision permet de protéger son image de marque", souligne Frédéric Fréry, professeur de stratégie à l’ESCP. Derrière l’image d’entreprise attentive à la question sociale, que tente de s’acheter Uber par cette opération, en réalité la firme profite du régime de worker, qui existait déjà au Royaume-Uni.
"C’est un intermédiaire entre le statut d’indépendant et de salarié. C’est propre à la Grande-Bretagne et ça n’implique pas de changement ailleurs", explique Frédéric Fréry. Ainsi les droits que laisse augurer ce nouveau statut restent minimes.
Ubérisation : le modèle diffusé par la firme
Uber a donné son nom au modèle social plébiscité depuis près de dix ans, dans différents types de secteurs, l'"ubérisation" dont le système consiste à capter un marché de service grâce à une application et à son algorithme, puis à mettre en relation via la plateforme les travailleurs prestataires de ce service, et des clients.
L’entreprise a construit son modèle sur une flexibilité extrême, avec comme moteur la précarité du statut de ses travailleurs. Car Uber n’emploie aucuns chauffeurs ni livreurs. En France, tous sont soumis au statut d’auto entrepreneur. Ils ne bénéficient ni de l’assurance chômage, ni des congés payés, ni de la protection sociale complète des salariés. Pourtant, ils se voient imposer les conditions tarifaires, ainsi que l’itinéraire par Uber et l’entreprise peut les sanctionner s’ils refusent des courses.
Uber n’a jamais été rentable
L’entreprise a-t-elle les moyens de renoncer à son modèle économique ? "Impossible", argue Frédéric Fréry. Conférer le statut de salarié aux indépendants, qui travaillent pour Uber, augmenterait profondément les coûts de l’entreprise. La Fédération nationale des auto-entrepreneurs estime le surcoût à 40 %. L’entreprise ne pourrait en aucun cas y faire face tant elle est déficitaire.
Malgré une croissance très importante des trajets effectués au fil des années, observable au travers des chauffeurs et des livreurs, toujours plus nombreux à sillonner les rues, même pendant la pandémie, Uber n’a jamais été rentable. Depuis sa création, l’entreprise a perdu près de 20 milliards de dollars. Sur la seule année 2019, les pertes s’élèvent à 8 milliards de dollars. Si la crise du coronavirus affaiblit Uber, comme toutes les entreprises de transport, elle ne fait qu’amplifier sa situation.
Derrière ce déficit, se cache une stratégie agressive d’Uber. "La firme est convaincue que c’est en menant une guerre des prix et en concédant des pertes importantes, qu’ils élimineront la concurrence et remporteront la mise", analyse Frédéric Fréry. En adoptant cette stratégie, Uber imite ce que peuvent faire les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).
Quelle différence entre le statut de "worker" et de salarié ?
Les termes "worker" et "employee" (littéralement "travailleur" et "employé") n’ont pas d’équivalent en droit français. Les workers sont des salariés qui ne bénéficient que de protections légales réduites (principalement : salaire minimum, protection contre les discriminations, indemnités maladie légales, congés payés).
Ils se distinguent des "employees" - un statut qui s'assimile à celui de salarié en France -, qui sont dans une relation d’emploi régulière caractérisée notamment par le critère jurisprudentiel d’obligation mutuelle; ces derniers bénéficient de droits plus complets, en particulier en matière de licenciement et leurs droits légaux sont souvent complétés par les accords collectifs ou les politiques d’entreprise.
"Le problème pour Uber est que cela ne marche pas dans ses secteurs d’activité, souligne Frédéric Fréry. Pour que la stratégie fonctionne, il faudrait que les utilisateurs de la plate-forme, clients comme chauffeurs, soient captifs du service et puissent difficilement en changer, or les barrières à la mobilité (obstacles qui compliquent ou rendent impossible le départ vers un concurrent) sont très faibles pour le consommateur. Alors que chez les Gafam, les données liées à notre utilisation sont une contrainte au changement de plateformes". Le client peut jongler entre les applications à la faveur des prix. Les chauffeurs aussi.
Une bulle boursière
Malgré ces pertes abyssales, la firme continue d’attirer les investisseurs. Lors de son entrée en bourse, la valorisation boursière d’Uber atteignait les 100 milliards de dollars, soit un montant plus important que celui des 7 plus grosses compagnies aériennes mondiales. "L’engouement des investisseurs s’est créé sur un consensus autour du fait qu’Uber sera rentable un jour", observe Frédéric Fréry. Depuis, la valeur d’Uber a diminué et est dorénavant d’un peu moins de 50 milliards de dollars.
C’est une entreprise qui fonctionne pour permettre des plus-values plutôt que pour fournir un service rentable.Frédéric Fréry
Professeur de stratégie à l’ESCP
Avec de telles perspectives, comment Uber arrive à se maintenir à flot ? Principalement grâce à ses investisseurs, qui acceptent toujours de mettre de l’argent dans l’entreprise et d’essuyer les pertes financières.
De plus, tant que la valorisation d’Uber s’améliore, les investisseurs sont incités à réaliser des plus-values, en vendant plus cher les actions d’Uber que les prix auxquels ils les ont achetées. "C’est donc une entreprise qui fonctionne pour permettre des plus-values plutôt que pour fournir un service rentable", signale Frédéric Fréry.
Mais l’introduction à Wall Street de l’entreprise en 2019 a quelque peu changé la donne. La confiance des investisseurs s’est étiolée et le cours de Bourse n’a jamais retrouvé son niveau d’introduction.
Les premiers jours, en mai 2019, l’action s’échangeait à un peu plus de 40 dollars. Début d’année 2020, le cours était d’à peine 30 dollars. La valeur d’Uber, qui dépassait donc les 60 milliards de dollars avant d’entrer en Bourse, a diminué et est dorénavant inférieur à 50 milliards de dollars.
Les batailles judiciaires d’Uber
18 décembre 2019 : La Californie ratifie une loi qui doit contraindre les géants de la réservation de voitures à requalifier les chauffeurs de VTC en salariés, afin qu’ils soient mieux protégés. Elle a été approuvée par le Sénat californien le 10 septembre.
4 mars 2020 : En France, la Cour de cassation confirme la requalification "en contrat de travail" du lien unissant l’entreprise Uber et un chauffeur, assurant que son statut d’indépendant n’est "que fictif", en raison du "lien de subordination" qui les unit. Un tel arrêt, une première en France, remet en cause le modèle économique du géant américain.
3 novembre 2020 : Uber et Lyft remportent leur référendum californien. Près de 58 % des électeurs ont voté en faveur de la proposition 22, qui qualifie les chauffeurs et livreurs exerçant sur leurs plateformes en indépendants et non pas en salariés comme la loi votée en décembre 2019. Un revers pour les autorités de cet État de l’Ouest américain qui avaient adopté la loi AB5 requalifiant ces indépendants en salariés.
Les deux groupes basés à San Francisco, et leurs alliés Postmates, DoorDash et Instacart, ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour leur campagne, contre moins de 20 millions du côté des opposants, ce qui en fait l’un des référendums les plus chers de l’histoire de l’État.
11 mars 2021 : En Espagne, le haut tribunal a estimé que les conditions qui liaient un livreur à la plate-forme numérique Glovo relevaient du contrat de travail. Une décision qui devrait entraîner sa requalification en salarié et faire jurisprudence.
16 mars 2021 : En Grande-Bretagne, le géant américain annonce que l’ensemble de ses quelque 70 000 chauffeurs au Royaume-Uni bénéficieront d’un salaire minimum et de congés payés.
"On veut rester indépendant"
Dans les 72 pays où Uber est présent, chaque procès est suivi avec attention par les près de 4 millions de travailleurs indépendants, qui œuvrent sous sa bannière. En France, les chauffeurs rappellent qu’ils souhaitent garder leur indépendance et ne pas devenir salariés d’une entreprise qui les "malmène" déjà en tant que prestataire. "On veut surtout pouvoir vivre de notre métier sans s’endetter pour une entreprise qui s’approprie tout ce que nous gagnons et qui nous imposent des tarifs trop bas", explique Brahim Ben Ali.
Parmi les griefs adressés à la plate-forme, figure en premier lieu le manque de transparence sur le tarif des courses. "C’est un algorithme qui se charge de calculer ce qu’on va gagner sans nous demander nos avis", souligne Brahim Ben Ali. Les suspensions de compte régulières, considérées comme abusives, que peuvent subir les indépendants, sans possibilité de recours, sont aussi un reproche majeur.
"On est loin d’être rentable. Après la commission que prend Uber, il ne nous reste à peine de quoi payer nos charges et l’entretien de la voiture, décrit Brahim Ben Ali, chauffeur et représentant de UVH, un syndicat de chauffeur VTC. On tient à être entrepreneur, beaucoup ont quitté leur métier pour ça".
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Ce discours, Jérôme Giusti, avocat de chauffeurs VTC l’entend régulièrement. "Bien sûr que le salariat peut leur faire peur, mais dès qu’on évoque les congés payés, le chômage partiel et tous les droits auxquels ils pourraient prétendre, le discours change".
Les conditions de travail, qu’il décrit, révèlent un lien de subordination avec le commanditaire et s’apparentent à une relation salariale. La plus haute juridiction française en a fait le constat. En mars 2020, la Cour de cassation a confirmé la "requalification […] en contrat de travail" du lien unissant l’entreprise Uber et un chauffeur, assurant que son statut d’indépendant n’est "que fictif", en raison du "lien de subordination" qui les unit.
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La Cour de cassation a jugé que le chauffeur "qui a recours à l’application Uber ne se constitue pas sa propre clientèle, ne fixe pas librement ses tarifs et ne détermine pas les conditions d’exécution de sa prestation de transport". Pour la juridiction, la possibilité de se déconnecter de la plate-forme sans pénalité "n’entre pas en compte dans la caractérisation du lien de subordination". Les observateurs ont considéré cet arrêté comme une remise en cause du modèle économique de l’entreprise.
Mais un an après, "rien n’a changé", décrit Jérôme Giusti, avocat de chauffeurs VTC. "En France, le gouvernement semble vouloir protéger Uber. On dit que la situation fait tout pour donner des signes contraires, ça ne concernait qu’un chauffeur, mais c’est faux", signale Jérôme Giusti, avocat spécialiste du droit social et chauffeur Uber.
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