Nagpur, en Inde, Santo Domingo en Équateur, Rabat au Maroc, plusieurs municipalités du Royaume-Uni, en Espagne, en Australie et bien sûr en France… Toutes ces villes ont un point commun : la gestion de leurs eaux et déchets est assurée par deux mastodontes français, Suez ou Veolia.
Avant leur fusion, effective en ce début 2022, ces deux entreprises de services à l’environnement généraient respectivement 18 et 27,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires (2019).

« Suez et Veolia sont aujourd’hui les deux seuls acteurs au monde présents dans l’ensemble des métiers de l’environnement, sur toute la chaîne de valeur, et ce, sur plusieurs continents », explique Patrice Geoffron, professeur d’économie spécialisé en organisation industrielle à Paris Dauphine. Ce marché mondial, structuré en « oligopole à frange », est dominé par la France depuis plusieurs décennies grâce à sa capacité à faire dialoguer les collectivités et le privé.
Oligopole à frange
Structure de marché où quelques grosses entreprises contrôlent une vaste part (oligopole) du marché, le reste étant représenté par un grand nombre de petites entreprises dans une situation proche de la concurrence pure et parfaite.
Une aubaine qui pourrait, après la fusion Suez-Veolia, leur permettre d’émerger en géant mondial de la smart city, la ville intelligente. Le premier gros contrat à l’étranger, Suez l’a remporté en 1993, à Buenos Aires.
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« À l’époque, le réseau le plus important géré en France par l’entreprise, c’était Bordeaux : seulement quelques centaines de milliers d’habitants, contre plusieurs millions en Argentine », rappelle Christelle Pezon, maître de conférences en sciences de gestion au Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam). « Cette exportation a été rendue possible grâce aux milliers de contrats souscrits en France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »
Approvisionner en eau les 36 000 communes françaises
L’emprise sur ce marché, la France la doit à la fragmentation de son territoire. Christelle Pezon explique :
« En 1950, seuls 25 % des ruraux ont l’eau à domicile. L’État interventionniste post-Seconde Guerre mondiale s’engage à déployer l’eau dans tous les foyers, mais ça représente des dépenses colossales. Les 36 000 communes françaises n’ont pas un centime pour entamer ces travaux. C’est à ce moment-là que les compagnies des eaux prennent leur essor : au bord de la faillite, elles se voient attribuer des milliers de contrats pour organiser le réseau d’eau français.
Dans aucun autre pays, la fragmentation communale n’est aussi grande, continue la chercheuse. Huit mille municipalités en Italie, 500 en Angleterre, entre 1 500 et 2 000 en Allemagne. C’est ça qui a constitué le principal avantage comparatif de ces groupes par rapport à leurs concurrents : la gestion d’un service public à une échelle territoriale bien supérieure à la collectivité locale. »
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Cette organisation, aucun acteur sur la scène internationale n’est parvenu à l’égaler. Seule la Chine pourrait faire émerger un géant de l’eau et des déchets, d’autant que le pays a investi massivement dans ce domaine. « Pour l’heure ce n’est pas le cas, il faut dire que la pénétration des marchés publics implique d’avoir établi une grande confiance », explique Patrice Geoffron. À cet effet, Veolia et Suez ont fondé leur business modèle sur le partenariat public-privé.
Près d'un demi-million d'emplois dans les éco-activités
En France, les éco-activités (465 450 emplois, 87 milliards d’euros en 2017, soit 2,2 % de la production française totale en 2017) sont les activités qui produisent des biens ou services ayant pour finalité la protection de l’environnement ou la gestion des ressources.
Elles sont exercées pour l’essentiel par des entreprises marchandes, mais aussi par des administrations publiques ; 8 200 entreprises se partagent le marché de la gestion des déchets (Insee, 2019), pour un chiffre d’affaires de 20,5 milliards d’euros (17 milliards pour les eaux usées) et 111 650 emplois directs.
Et la pureté de l’air ?
« Contrairement à l’image qu’a voulu renvoyer l’État français dans les années 1960, ce n’est pas le modèle de la concession publique qui a fonctionné (elle a clairement échoué), mais celui de l’affermage. Dans le cadre d’un contrat privé, il consiste à faire porter à l’État les coûts d’investissement : c’est l’impôt qui finance le développement du réseau d’eau. L’opérateur privé n’a plus qu’à recouvrer les coûts d’exploitation. Charge à l’État de décider s’il cherche à récupérer son investissement dans le tarif ou pas », explique Christelle Pezon.
Si à l’international, ce système continue de fonctionner, en France, il commence à s’essouffler. La gestion de l’eau en régie communale revient à la mode, facilitée par la loi NOTRe, promulguée pendant le quinquennat Hollande. Selon Christelle Pezon, ce serait la principale raison du rachat de Suez par Veolia. Pour redresser la barre, il faut consolider la place de la France comme leader à l’international.
« Après la fusion, le leadership de Veolia sera mieux établi, renchérit le chercheur. La question est de savoir si l’accélération de la lutte contre le changement climatique va étendre les marchés, par exemple à la question de la qualité de l’air. »
La relation privilégiée construite avec les municipalités permet aux deux mastodontes d’espérer développer cette offre. Suez l’a bien compris et communique beaucoup sur ses innovations en matière de smart cities.
En plus de la gestion de l’eau et des déchets, l’entreprise propose d’analyser les données fournies par la ville et les habitants, pour améliorer la qualité de l’air, la réception des eaux pluviales, les modes de transport, notamment. En 2019, l’entreprise s’est diversifiée vers un nouvel objectif : faire respirer les villes en traitant l’air du métro et des cours d’écoles de la région parisienne. La qualité de l’air arrive en 13e position de sa feuille de route Développement durable 2017-2021.