Economie

Agriculteurs, pourquoi un surendettement est vite arrivé

Série - Si les chiffres dans le débat public sur les revenus des agriculteurs sont souvent trompeurs, les situations financières difficiles et le surendettement restent une réalité dans le monde agricole. À l'origine, des prévisions de marché trop optimistes, des aléas nombreux et du suréquipement.  [Dans le portefeuille des agriculteurs, épisode 2/5]

Marion Coisne, Illustration de Ian Tobly
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Illustration de l'article Agriculteurs, pourquoi <span class="highlighted">un surendettement est vite arrivé</span>

© Ian Tobly

Sorti en 2019, avec Guillaume Canet, le film Au nom de la terre porte à l’écran le naufrage d’un agriculteur, entre dettes qui s’accumulent, incendie d’un bâtiment et quotidien surchargé.

Le récit est inspiré de l’histoire personnelle du réalisateur, Edouard Bergeon, dont le père agriculteur s’est suicidé. Sans aller jusqu’à une issue dramatique, les mauvaises situations financières ne sont pas rares dans le milieu agricole.

Si les raisons sont multiples, le surendettement lié à des investissements trop lourds apparait comme une cause récurrente.

En Chiffres

193 000 

euros d'endettement par exploitation, en moyenne, en France.

« Avec son revenu, un agriculteur doit vivre et investir, rappelle Thierry Pouch, chef du service des études économiques à l’Assemblée permanente des Chambres d'agriculture. En général il est insuffisant pour investir, donc il emprunte, ce qui explique des taux d’endettement assez élevés ». En moyenne, d’après l’APCA, ce dernier est de 193 000 € par exploitation, avec grosses différences selon les productions.

Les dés peuvent être joués très rapidement. « On voit des cas d’installations dans de mauvaises conditions, par exemple quand les prévisions concernant le marché ont été trop optimistes », constate Sandrine Collet.

Il faut dire que les prêts de départ sont conséquents. « En lait, il faut compter 1 € d'investissement par litre produit, comprenant les bâtiments, le matériel et le cheptel », estime l’expert-comptable mayennaise.

Soit pour une installation sur une ferme produisant 600 000 l/lait, une taille moyenne, il y a 600 000 € à trouver.

Un demi-million à rembourser

En Loire-Atlantique, Jérôme Cosset et son père Christophe, installés ensemble depuis 2016, ont près de 500 000 € à rembourser, liés principalement à l’achat des animaux et à la construction d’un bâtiment.

« Les prêts sur le cheptel s’arrêtent 2024, on pourra souffler », commente Christophe Cosset. Stéphane Campo, maraîcher bio sur un hectare dans le Vaucluse, a choisi une voie différente. Il s’est installé en 2015 en dépensant seulement 6 000 €, comprenant l’achat d’un véhicule et d’une remorque.

Ensuite, il y a les incidents. « Le tracteur lâche, il faut retrouver 60 000 € pour en acheter un autre », observe Sandrine Collet. Elle a aussi vu le cas d’un éleveur dont le troupeau a été touché par une maladie non reconnue : il a fallu l’abattre, et en racheter un autre. 

Or, en prenant le cas d’une vache à viande, chiffrant autour de 1 800 €, s’il en faut une soixantaine, c’est plus de 100 000 € à emprunter. L’agriculture, contrairement à d’autres secteurs, travaille avec le vivant et doit gérer les aléas, en particulier climatiques. Plusieurs mauvaises récoltes peuvent rapidement plomber les trésoreries.

Le syndrome du gros tracteur

Les achats non optimisés de matériel peuvent aussi coûter cher. « Parfois, quand la situation financière est compliquée, on se rend compte qu’il y a trop de tracteurs, où qu’ils sont trop puissants par rapport aux besoins », observe Sandrine Collet. Les emprunts grimpent rapidement : un tracteur peut coûter jusqu’à 250 000 €, une moissonneuse-batteuse, 360 000 €.

Eric Quineau est directeur associé au cabinet comptable Fiteco, dans l’Eure-et-Loir, terre de grandes cultures, et membre du réseau Agiragri. Il confirme que les achats de matériel peuvent conduire à un problème de surendettement, « quand il y a un suréquipement, et quand les annuités d’emprunt sont calées sur une période plus courte que la durée de vie du matériel ».

Mais alors, qu’est-ce qui pousse les agriculteurs à s’équiper ainsi ? L’amour de la belle machine ? Possible, mais c’est aussi un outil tentant pour gérer la pression fiscale et sociale. Cette optimisation côté portefeuille est d’ailleurs l’un des arguments des commerciaux du secteur.

Comment ça marche ? En pratique, pour obtenir le revenu fiscal, on retranche entre autres de l’Excédent Brut d'Exploitation (EBE), les amortissements. Ils peuvent être linéaires ou dégressifs.

Par exemple, pour un tracteur à 100 000 €, dans le premier cas, on va amortir 10 %, soit 10 000 € par an pendant dix ans, sa durée de vie estimée. Dans le second, réservé aux achats neufs, on peut amortir 35 % la première année. « Cela permet de diminuer de beaucoup le résultat fiscal en année 1 », commente Sandrine Collet. Et ainsi, de payer moins de cotisations et d’impôts.

Le piège de l’optimisation fiscale

Le calcul est valable après une très bonne année. Le piège, c’est que le moteur de l’achat devienne la défiscalisation, entraînant des emprunts trop importants.

L’autre souci, c’est le décalage dans le temps. « Les agriculteurs investissent les bonnes années, mais l’impact est visible l’année d’après », explique Eric Quineau.

Cas pratique : après une très bonne moisson estivale, un producteur décide d’investir dans une moissonneuse-batteuse. Il va la recevoir fin décembre, par exemple le 26. « Dans ce cas, je n’ai que cinq jours d’amortissement, chiffre Eric Quineau. Si l’année suivante est mauvaise, le nouvel emprunt risque d’être difficile à honorer ».

Le moteur a toujours été le besoin, pas le bilan fiscal. Depuis que je suis installé j’ai acheté un tracteur et un semoir d’occasion, et un scalpeur désherber neuf, avec des aides FranceAgriMer, pour arrêter d’utiliser du glyphosate.
Florent Thiebaut,

Jeune producteur en grandes cultures dans l’Aube.

Laurent Brun, responsable missions comptables dans l’Allier, constate une tendance à l’achat d’occasion chez les jeunes. « La partie matériel dépasse rarement 50 à 60 % de l’emprunt. Ces profils ne sont pas du tout sur l’agriculture qui brille ».

Certains producteurs choisissent d’acheter en copropriété, ou d’avoir recours à une entreprise de travaux agricoles, ou une Cuma (coopérative d’utilisation de matériel agricole).

Défiscaliser pour épargner

L’optimisation fiscale peut aussi être un levier pour épargner. Un nouveau dispositif vient d’être mis en place : la DEP, déduction pour épargne de précaution. « Les fluctuations des résultats des fermes sont de plus en plus importantes, d’où l’intérêt de la DEP, qu’Agiragri a soutenu lors des débats sur la loi de finances. Elle fonctionne comme un rabot, un outil de lissage », analyse Eric Quineau.

En pratique, un exploitant place une part de son EBE sur un compte spécifique, et il peut déduire le double de son revenu fiscal. « Par exemple, je place 10, je déduis 20, et l’année suivante si je reprends 10, je suis taxé sur 20 », illustre Eric Quineau.

S’il n’y a pas de conditions pour débloquer de l’argent sur la DEP, un plafond existe : 20 400 € par an. L’objectif de la DEP, c’est que les mauvaises années, l’agriculteur dispose d’un matelas. Et les bonnes années, il est incité à mettre de côté avec la déduction fiscale.

« Aujourd’hui, les faillites d’exploitations sont liées à des problèmes de pilotage économique, mais aussi de valorisation de la production, rappelle Olivier Augeraud, expert-comptable consultant. Le monde agricole fait face à des mutations profondes, sous l’influence de la demande sociétale ou encore du changement climatique. Or pour évoluer il faut du temps : on ne change pas sa succession de cultures ou leur conduite comme ça ».

Augmenter son chiffre d’affaire en vendant mieux ses produits est un bon levier pour faire croitre le revenu. Mais la guerre des prix faire rage, rendant difficile une revalorisation.

Épisode 3 - La guerre des prix

Si des agriculteurs se retrouvent en difficulté en raison de surendettement, ces accidents de pilotage ne doivent pas faire oublier la problématique des faibles prix payés à la production. La situation est dénoncée depuis de nombreuses années, sans amélioration notable, même après une loi.

Lire dès à présent l'épisode 3 et la suite de la série :​​​​

Épisode 3 : Pourquoi les prix payés aux producteurs sont-ils si faibles ?

Épisode 4 : Subventions, l'indispensable perfusion des exploitations agricoles

Épisode 5 : Retraites, le patrimoine pour échapper à la misère

Relire notre épisode précédent : Les agriculteurs gagnent-ils vraiment 350 € par mois ?

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