Environnement
Dépendance au gaz russe, émissions de CO2 : le tout faux énergétique de l’Allemagne
Sélection abonnésRésolue à sortir du nucléaire coûte que coûte, l’Allemagne a fait le pari depuis 20 ans du gaz russe pour son approvisionnement énergétique. L’invasion de l’Ukraine a cruellement mis en évidence ce raté stratégique.
Clément Rouget
© Bernd Thissen/ZUMA Press/ZUMA/RE
La diplomatie allemande se caractérise depuis le début de la guerre en Ukraine par son extrême prudence : adhésion tardive aux sanctions économiques et à l’envoi de matériel, refus d’un embargo sur le gaz… En cause, une armée hors d’état de nuire et surtout une immense dépendance du pays aux importations de gaz russe. Comment une grande puissance économique a-t-elle pu en arriver là sur le plan énergétique ? Pour l’Éco a voulu savoir.
Pourquoi lui ?
Michel Deshaies, professeur de géographie à l’université de Lorraine, est spécialiste de l’Allemagne, de l’environnement et de l’exploitation des ressources naturelles. Dans un article intitulé, Pacte vert et enjeux énergétiques dans l’UE : l’étrange ambiguïté de la politique énergétique allemande, paru en 2021, il analysait déjà les failles allemandes. L’invasion en Ukraine a fini de les exposer.
Pour l’Éco. Déjà avant l’invasion de l'Ukraine, vous parliez « d’étrange ambiguïté » pour qualifier la politique énergétique allemande. Pourquoi ?
La diplomatie allemande se caractérise depuis le début de la guerre en Ukraine par son extrême prudence : adhésion tardive aux sanctions économiques et à l’envoi de matériel, refus d’un embargo sur le gaz… En cause, une armée hors d’état de nuire et surtout une immense dépendance du pays aux importations de gaz russe. Comment une grande puissance économique a-t-elle pu en arriver là sur le plan énergétique ? Pour l’Éco a voulu savoir.
Pourquoi lui ?
Michel Deshaies, professeur de géographie à l’université de Lorraine, est spécialiste de l’Allemagne, de l’environnement et de l’exploitation des ressources naturelles. Dans un article intitulé, Pacte vert et enjeux énergétiques dans l’UE : l’étrange ambiguïté de la politique énergétique allemande, paru en 2021, il analysait déjà les failles allemandes. L’invasion en Ukraine a fini de les exposer.
Pour l’Éco. Déjà avant l’invasion de l'Ukraine, vous parliez « d’étrange ambiguïté » pour qualifier la politique énergétique allemande. Pourquoi ?
Michel Deshaies. Il existe depuis longtemps dans la société civile allemande une profonde volonté de sortir du nucléaire, qui remonte à l’accident de Tchernobyl en 1986. C'est devenue une réalité politique avec la coalition entre écologistes et socialistes à la fin du XXe siècle, dirigée par le chancelier Schröder, qui a décidé d’une sortie du nucléaire pour 2022.
Le terme de transition énergétique (Energiewende) apparaît très tôt chez les Allemands. Mais la préoccupation de réduire les émissions de CO2 ne s’y est greffée qu’après coup.
À lire aussi > Merkel et la sortie du nucléaire : politiquement brillant, écologiquement contestable
Sortir du nucléaire tout en réduisant les émissions de CO2, voilà une ambition contradictoire. Pour réaliser cette transition, l’Allemagne a développé de façon extraordinaire les énergies renouvelables. Seulement, en parallèle de l’émergence du solaire et de l’éolien, la réduction de la part du nucléaire dans le mix électrique s’est faite au prix d’un maintien du charbon, de la lignite (un type de charbon extrêmement polluant) et du développement des importations de gaz.
Pour respecter les objectifs du pacte vert européen, la priorité allemande est de réduire considérablement les émissions de CO2 d’ici à 2030 et d’arriver le plus rapidement possible à la décarbonation complète, tout en mettant bien en œuvre la sortie du nucléaire. C'est une tâche qui relève quasiment de l'impossible.
Quel serait le problème ?
Le problème fondamental, c’est qu’il est extrêmement difficile de remplacer complètement les sources d’énergie pilotables comme le nucléaire, le charbon ou le gaz, par des sources d’énergie intermittentes.
Éco-mots
Sources d’énergie pilotables
Énergie qui peut être produite en fonction de la demande. Elle est susceptible d’être adaptée à la quantité de mégawattheures d’électricité dont les consommateurs finaux ont besoin. L’expression est utilisée pour mettre en avant la capacité de certaines sources d’énergie, comme le nucléairee ou le charbon, à s’ajuster plus facilement à la demande que d’autres. Ce n’est pas le cas des systèmes de production d’énergie solaire ou éolienne.
Une partie de l’opinion publique n’a pas d’idées précises sur les contraintes techniques qui existent sur la production d’électricité. Les politiques peuvent donc facilement raconter n’importe quoi. Par exemple, ils peuvent montrer des courbes en disant : « Voilà, les Allemands produisent 45 % de leur courant électrique avec de l’énergie renouvelable, c'est la preuve que ça peut facilement remplacer le nucléaire. » En apparence, c’est simple et séduisant. Mais tenir ce discours, c’est ignorer la façon dont le système électrique fonctionne réellement.
Par exemple, dans le cas allemand, malgré l’essor des renouvelables, les capacités de production pilotables sont restées constantes depuis 2000, autour de 100 gigawatts. Le signe qu'elles sont absolument nécessaires pour pouvoir faire face à des pointes de consommation.
Quand il y a beaucoup de vent, l’éolien peut produire jusqu’à deux tiers de la consommation d’électricité du pays. Mais dès que le vent retombe, les centrales à gaz et à charbon sont remises en marche. Il est impossible, dans le système électrique actuel, de ne pas avoir de centrales de réserves. Seule la Norvège arrive à se passer aujourd’hui des énergies fossiles grâce à un formidable potentiel hydraulique.
Mais c’est un cas exceptionnel puisqu’il n’y a que 5 millions d’habitants dans un pays relativement vaste, constitué en grande partie de montagnes très arrosées.
Pour essayer de résoudre cette contradiction, les Allemands ont sorti de leur chapeau une politique énergétique fondée sur l’hydrogène vert, comme solution miracle pour permettre de stocker de l’énergie durable. En expliquant, qu’elle pourrait rapidement permettre de se passer des énergies fossiles.
Mais l’hydrogène vert, aujourd'hui et déployé à grande échelle, c'est encore de la science-fiction.
Aujourd’hui, l’hydrogène est fabriqué pour l’essentiel par le vaporeformage du gaz naturel parce que c’est de loin la technique la plus économique. Il n'est donc pas vert. Et si l'on souhaite, comme promis dans les documents du pacte vert, fabriqué à partir de l’électrolyse de l’eau (une décomposition de la molécule d’eau grâce à un courant électrique), cela coûtera deux à trois fois plus cher.
L'hydrogène vert n'est pas le seul tour de passe-passe. En réalité, le cœur de la transition énergétique allemande, c’était le gaz russe importé par gazoduc géant.
D’où le fait que l’Allemagne se soit retrouvée dos au mur avec l’invasion de l’Ukraine…
Oui. L’Allemagne est dépendante à plus de 55 % du gaz russe. Les Allemands, à la tête de la présidence du Conseil de l’Europe en 2020 ont mis en tête de l'agenda politique l'adoption du pacte vert. En réalité, le vrai sujet énergétique pour l’Europe, c’était plutôt la décision de mettre en service le gazoduc géant Nord Stream II.
Mais comme ce sont des entreprises privées qui l'ont mené à bien, en collaboration avec l’entreprise russe Gazprom, les autorités politiques européennes ont considéré finalement que cela ne les concernait pas tant que ça. Alors qu’il était évident, et encore plus maintenant, que cette éventuelle mise en route de Nord Stream II était la principale décision énergétique. Et qu’elle aurait des conséquences pour toute l’Europe.
À lire aussi > Ce que l’invasion russe va changer sur le marché du gaz
Cela n’avait d’ailleurs pas échappé aux Américains, sous Trump, comme sous Biden. Mesurant la dépendance croissante des Allemands vis à des Russes, ils ont une pression très forte sur l’Allemagne pour qu'elle renonce à ce pipeline.
Pourtant même en pleine guerre, et en dépit de cette dépendance aux importations russes, la ministre verte allemande déplore le maintien par la Belgique de deux centrales nucléaires et affirme que « cela peut nous rendre encore plus vulnérables ». N'est-ce pas absurde ?
C’est lunaire et cela fait des années que ça dure. Pour le comprendre, il faut vraiment remonter aux racines du mouvement écologiste allemand. La fixation antinucléaire y est une sorte de religion depuis la fondation du parti dans les années 70.
Mais quoi qu’on en dise, et même s’il y a bien de réels problèmes liés au nucléaire (déchets, risques, coût du démantèlement…), le discours des Verts est intenable car les chiffres sont impitoyables. Les Allemands émettent deux fois plus de CO2 par habitant que les Français.
Tout récemment, il avait été évoqué par le ministère allemand de l’Économie et de l’Énergie la possibilité de prolonger le fonctionnement des trois réacteurs nucléaires encore en service. Ils ont fait un audit dont la conclusion était : « Nous n’en avons pas besoin, cela va coûter trop cher, et il y a des problèmes de sécurité. »
Seulement, il y a un non-dit que l’on pourrait résumer ainsi : « De toute façon, nous pouvons très bien nous en sortir grâce au charbon. » Et c’est vrai qu’ils peuvent effectivement se passer du nucléaire, à la seule condition de faire tourner davantage les centrales à charbon et à la lignite.
Ce qu’ils ont d’ailleurs fait, au moment de l’annonce de la sortie du nucléaire entre 2000 et 2010. Ils ont alors mis en service plusieurs nouvelles centrales à charbon, comme à Karlsruhe et à Mannheim, dans les Länder du sud.
Cela ne manque pas de sel d'entendre ces propos dans la bouche d'une coalition écologiste et socialiste, qui disait encore, au moment de conclure leur accord de gouvernement, qu’ils allaient sortir du charbon avant 2030. Depuis l’invasion, tenir ces délais est hautement improbable.
À lire aussi > Climat, une dépendance coupable au charbon
Les Verts sont hypocrites. D’un côté,, ils affirment : « La priorité c’est de réduire les émissions de CO2, sinon on va contribuer à un réchauffement climatique incontrôlable. » Et de l’autre, en faisant le choix de sortir du nucléaire au plus vite, ils maintiennent mécaniquement une proportion importante de l’électricité produite avec du charbon, de la lignite et du gaz. Si l’on veut réduire à court et moyen terme la dépendance au gaz, il est clair que le nucléaire est une solution.
Maintenir le nucléaire avait été d’ailleurs envisagé par le gouvernement d’Angela Merkel. Elle avait envisagé au cours de son deuxième mandat, de prolonger les centrales jusqu’en 2030. Le constat était déjà que le développement des énergies renouvelables n’allait pas compenser l'absence du nucléaire et qu’il serait très difficile de se passer du nucléaire dès 2023, sans être obligés de recourir davantage au charbon et aux importations de gaz russe.L’accident de Fukushima a sonné le gas de cette idée.
La réalité concernant les questions énergétiques, c’est qu’à un moment, les intérêts économiques finissent toujours par reprendre le dessus.Michel Deshaies
L’hypothèse existe que l’Europe, voire la Russie, coupe les tuyaux du gaz en cas d’escalade dans le conflit. L’Allemagne serait-elle capable de faire face ?
À court terme oui. L’hiver est maintenant derrière nous donc dans l’immédiat, c’est possible. Le chauffage va devenir moins important. Il suffit de moins faire tourner les centrales à gaz et cela peut être compensé par le charbon.
Le vrai problème, c’est l’hiver prochain si la guerre se prolonge. Dans ce cas, l'Allemagne aura plus de difficulté à faire face. Le gaz y sert beaucoup au chauffage, beaucoup plus qu’en France.
C’est le résultat de choix politiques. L’Allemagne a choisi d’importer du gaz russe, par gazoduc. Comme les volumes considérables, ce gaz russe représente une part conséquente de leur mix énergétique. En Allemagne, au moins 10 % de la production d’électricité provient des centrales à gaz, contre 2% à 3% en France.
Les importations de gaz russe étaient restées constantes des années 90 au début des années 2010. En revanche, le volume de gaz russe importé dans l’UE depuis 2013 a explosé après la mise en service de Nord Stream I : entre 2013 et 2019, il a augmenté de pratiquement 50 %. En 2019, l’UE a en importé presque 200 milliards de mètres cubes. Un tel volume ne se remplace pas d’un claquement doigt.
Existe-t-il des alternatives au gaz russe ?
Compenser l’approvisionnement en gaz par d’autres fournisseurs comme les États-Unis ou le Qatar ne sera pas du tout évident. Et il ne faut pas oublier que les Allemands n’ont pas de terminaux méthaniers pour importer du gaz naturel liquéfié (GNL), contrairement à la France par exemple, qui se fournit auprès de l’Algérie.
À lire aussi > Le GNL américain, une coûteuse (et insuffisante) substitution
Et le gaz russe n'est pas le seul problème de l’Allemagne et des Européens, il va falloir apprendre dans le même temps à se passer du gaz norvégien.
Or, la Norvège représente le deuxième importateur de gaz pour l’UE. Elle exporte environ 100 milliards de mètres cubes par an. Mais d’après les statistiques de l’entreprise norvégienne, leur production plafonne depuis plusieurs années. Et, selon leurs propres prévisions, cela devrait diminuer dans les années à venir. D’ici à l’horizon 2030, la production devrait avoir baissé de 30 %, à cause de l’épuisement des gisements en mer du Nord. Ils vont sans doute faire le maximum à court terme, mais vous voyez bien l’ampleur du problème.
Une chose est sûre, Européens et Allemands devront être plus prudents à l'avenir et avoir plus de fournisseurs.
Les Allemands ont mis tous leurs œufs dans le même panier. C’était imprudent.Michel Deshaies
Ils pourraient s'inspirer de la politique chinoise de l’énergie, assez remarquable à ce niveau. Ils ont beau être les premiers importateurs de pétrole du monde, leur approvisionnement en pétrole est très diversifié.
Leurs deux premiers fournisseurs sont la Russie et l’Arabie saoudite mais à parts quasiment égales. Ils ont en tout une quinzaine de fournisseurs, ce qui leur donne de la souplesse face à des tensions diplomatiques imprévues.
Contrairement aux Européens, et surtout aux Allemands depuis Schröder, qui ont mis tous leurs œufs dans le même panier. C’était une politique imprudente.
Nord Stream II est aujourd’hui à l’arrêt. L’espoir pour les Allemands de le voir être mis en service un jour a-t-il à jamais disparu ?
Attention, il faut rester prudent. Dans l’énergie, il y a toujours de l’imprévu. Par exemple quand une entreprise tchèque, EPH, a racheté il y a quelques années des centrales à charbon, en France et en Allemagne de l’Est, personne ne comprenait pourquoi. On expliquait à l'époque qu’elles étaient de toute façon en fin de vie et allaient fermer à cause des objectifs climatiques.
À lire aussi > RWE, EPH : qui sont les derniers empereurs du charbon européen ?
Finalement, EPH a peut-être fait une très bonne affaire en rachetant pour une bouchée de pain des centrales qui continuent de tourner. En France, la promesse d’Emmanuel Macron était de faire fermer toutes les centrales à charbon en 2022. On voit bien que ce n’est pas si simple. Et ne parlons même pas de l’Allemagne, où ce sera aussi très compliqué de mettre fin à leur activité avant de nombreuses années.
La réalité concernant les questions énergétiques, c’est qu’à un moment, les intérêts économiques finissent toujours par reprendre le dessus. Nord Stream II ne va pas être mis en service dans l’immédiat mais il est impossible de savoir ce qu’il en sera dans deux ans. Personne ne sait comment va se finir la guerre. Si c’est un conflit qui s’éternise, la probabilité diminuera.
Mais il faut se méfier de l’instant présent. Si l’on revient à la diplomatie et à la paix, ce gazoduc pourrait servir. Je serais très étonné que Nord Stream 2 ne soit jamais mis en service.
- Accueil
- Environnement
- Énergie
Dépendance au gaz russe, émissions de CO2 : le tout faux énergétique de l’Allemagne