Il y a quelques mois encore, Alexeï Miller, le richissime PDG de Gazprom, pouvait se frotter les mains. Non seulement l’ancien ministère du Gaz soviétique avait produit plus de gaz que tous ses concurrents réunis, mais la société, premier producteur mondial du combustible, affichait un bénéfice net record de 29 milliards de dollars : une véritable success-story après des débuts compliqués.
En 1998, la Russie est en défaut de paiement. Deux ans plus tard, Vladimir Poutine, fraîchement arrivé au pouvoir, charge ce proche de faire du secteur gazier un vecteur de sortie de la crise financière, mais pas seulement. Le mastodonte énergétique, qui a apporté chauffage et pouvoir d’achat du temps de l’URSS, doit aussi permettre au pays de retrouver sa « puissance » perdue.
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Le PDG, assis sur un quart des réserves mondiales de gaz, met alors en œuvre un plan ambitieux. L’entreprise va d’abord se réapproprier les gisements et les gazoducs sortis de son périmètre dans les années 1990, qui avaient été cédés contractuellement ou nationalisés par les pays satellites devenus depuis indépendants.
Année après année, et conflit après conflit, Gazprom redevient propriétaire des « tuyaux » : un atout décisif qui le met en position de force pour négocier ses prix et ses conditions. L’entreprise, qui fournit déjà certains pays de l’Ouest, comme la France, depuis 1975, ambitionne d’approvisionner toute l’Europe.
Quitte à torpiller le projet du gazoduc concurrent, Nabucco, soutenu par Bruxelles et Washington et censé court-circuiter la Russie. Quitte aussi à « débaucher » des décideurs politiques clefs de l’Europe de l’Ouest, comme l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder. En 2021, le résultat est là. Gazprom fournit 40 % du gaz consommé sur le continent.

2006 et 2009 : l’Ukraine, déjà
Pourtant, ces vingt dernières années n'ont pas été un long fleuve tranquille. Lorsque le Kremlin décide d’augmenter les prix du gaz vendu jusque-là à des tarifs préférentiels à d’anciens pays satellites penchant trop vers l’Ouest, l’arme du gaz est brandie. Deux fois, en 2006, puis en 2009, Gazprom menace de couper le robinet à l’Ukraine, jugée trop indépendante par Moscou.
L’approvisionnement de l’Ouest en gaz, qui transite par la « petite Russie » (l’Ukraine) en est perturbé. Pour éviter que le pipeline devienne un moyen de pression pour les pays qu’il traverse, l’entreprise construit alors Nord Stream 1, un gazoduc qui relie directement la Russie à l’Allemagne… sous la mer Baltique.
Mais d’autres obstacles surgissent : la société est dans le viseur à la fois de la Commission européenne pour pratiques anticoncurrentielles et dans celui d’associations environnementales pour pollution. Elle est aussi jugée opaque et mal gérée, y compris en Russie. Jusqu’à il y a quelques mois, rien n’avait été insurmontable pourtant, et le soleil semblait définitivement briller au-dessus du mastodonte.
Le 24 février 2022, tout va changer : la Russie attaque l’Ukraine. Les Européens, en retour, adoptent des sanctions économiques. Le projet Nordstream 2, nouveau gazoduc censé doubler le Nord Stream 1, est suspendu, et l’UE se donne pour objectif de ne plus acheter de gaz russe dès 2027.
Le Kremlin menace alors de couper le robinet Gazprom. Un « chantage » vivement dénoncé par quelques responsables européens, qui ne dissuade pas le Kremlin de passer à l’action : la Pologne, la Bulgarie, la Finlande et la Lettonie ne reçoivent plus une goutte du précieux combustible. L’Allemagne, l’un de ses plus gros clients, voit ses livraisons se réduire drastiquement.
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Fin juillet, Nord Stream 1 ne fonctionnait qu’à 20 % de ses capacités. Les raisons officielles : une turbine en réparation, ou la « force majeure », cette exception qui permet à l’une des parties au contrat de ne plus l’honorer.
Le 30 août, Gazprom a communiqué sur un arrêt des livraisons vers la France en raison officiellement d’un différend contractuel avec Engie .Le 31 août, le géant gazier russe a annoncé suspendre ses livraisons vers l’Europe pendant une durée de trois jours, pour cause de « maintenance ».
En filigrane, le message est clair : Gazprom, ou plutôt le Kremlin, ne rétablira le gaz que si les Européens cessent de soutenir l’Ukraine.
Le Kremlin en porte-parole
Au sein de Gazprom, entreprise « à moitié politique, à moitié économique », détenue à 51 % par l’État, le politique a pris le dessus. « Aujourd’hui, c’est le Kremlin qui décide », insiste Thierry Bros, expert des questions énergétiques et professeur à Sciences Po. Les éléments de langage de Gazprom ne sont plus fournis par les dirigeants de l’entreprise, mais par le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, voire par Vladimir Poutine en personne.
La décision de ne pas verser de dividendes aux actionnaires de Gazprom, annoncée le 30 juin dernier malgré d’excellents résultats, permet de conserver dans le giron de l’État les milliards de bénéfices du géant. La société serait le « porte-monnaie sans fond de Vladimir Poutine », avance l’agence russe indépendante Proekt Media dans une enquête publiée en juin dernier.
Le gazier russe n’est pas encore affaibli par les choix du Kremlin, à en juger par l’envolée des cours du gaz, qui a atteint des sommets : sa cote sur le TTF néerlandais, marché de référence, évoluait à 218,130 euros le mégawattheure le 27 juillet dernier, contre 70,920 mi-février.
Mais « Gazprom est quand même au bord du précipice », analyse Thierry Bros. Ses principaux clients, les Européens, cherchent activement des alternatives. Et même si certains, comme l’Allemagne, mettront du temps à s’en passer, Gazprom n’est plus considérée comme un « fournisseur fiable ».

La Chine, joker gagnant ?
La Chine pourrait-elle prendre la place de ses clients européens ? Gazprom y achemine déjà du gaz, via Power of Siberia mis en service en 2019. Un nouveau contrat a été conclu en février dernier, pour un autre projet de gazoduc. Pour autant, même en additionnant les volumes acheminés via ces pipelines orientaux, les 155 milliards de mètres cubes livrés à l’Europe en 2021 ne seront jamais atteints. Et les revenus potentiels ne seront pas aussi conséquents. Si Gazprom peine à trouver des débouchés, Pékin n’hésitera pas à négocier des tarifs encore plus bas.
Autre élément annonciateur de difficultés, l’avenir du gaz n’est peut-être pas dans les pipelines. De nombreux pays se tournent vers le gaz naturel liquéfié (GNL), jugé moins dangereux politiquement, car transportable par voie maritime.
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Bien que Gazprom ambitionne d’assurer 20 % de la production mondiale de GNL, la société pourrait buter sur des problèmes très pratiques : les biens et technologies nécessaires à la liquéfaction du gaz sont soumis aux sanctions européennes.
Pour les Russes, déjà touchés par les sanctions économiques, la transformation d’une compagnie géante omniprésente et richissime en une entreprise plus petite et moins rentable ne se fera pas sans heurts. Gazprom est essentielle pour l’économie russe. Outre ses activités dans le pétrole, elle détient des participations dans la banque Gazprombank, des médias, des sociétés de construction.
Aux abords de nombreux gisements se sont élevées des villes entières. Désormais, leur sort se trouve entre les mains de Vladimir Poutine, qui semble être en plein numéro… de roulette russe.