Elle fait partie du club très fermé des quatre start-up tricolores dont la valorisation dépasse le milliard de dollars. Une espèce tellement rare qu’on la qualifie de… Licorne !
Caractéristique plus rare encore, elle est désormais rentable. Mais l’annonce de ses premiers bénéfices remonte à peine à septembre dernier. BlaBlaCar ayant été créée en 2006, il lui aura donc fallu 12 ans pour y parvenir. C’est dire si la chose n’a pas été facile.
Trouver le bon filon
Atteindre cet objectif constitue en effet le Graal de toute jeune entreprise. Il signifie que son existence est pérennisée, car elle a trouvé comment gagner plus d’argent qu’elle n’en dépense.
Cette recette de la fabrication des profits, c’est ce qu’on appelle le « modèle économique ». Chaque activité a le sien. Le problème, pour les start-up Internet qui explorent des domaines nouveaux, c’est qu’elles ne peuvent pas imiter une entreprise plus ancienne. Elles doivent inventer.
Au début des années 2000, Frédéric Mazzella, l’un des trois cofondateurs de l’entreprise (qui prendra le nom de BlaBlaCar en 2012), a l’intuition que les places vides des voitures occupées par le seul conducteur constituent une mine d’or. Pourquoi ne pas les proposer à des passagers visant la même destination ?
La valeur économique de ces places vides a même été estimée à 500 millions d’euros dans le monde. Ne restait plus qu’à trouver comment exploiter le filon.
En quête d’un modèle économique
BlaBlaCar s’est spécialisée dès le départ dans l’aide au covoiturage longue distance (320 kilomètres en moyenne). Son site Internet et son application mettent en relation des conducteurs désireux de partager les frais d’un voyage avec des passagers qu’ils ne connaissent pas.
Problème, une telle place de marché ne peut fonctionner que si elle propose suffisamment de destinations à des horaires différents. Elle nécessite d’atteindre un nombre minimum d’utilisateurs. La meilleure façon de démarrer le service est donc qu’il soit… gratuit.
Masse critique
La masse ou la taille critique est le seuil ou la dimension que doit atteindre une entreprise pour devenir rentable. Dans le cas de BlaBlaCar, il s’agit du nombre d’utilisateurs qui rend le service suffisamment attractif pour les convaincre de payer une commission. Comme l’explique Jean-David Chamboredon, président du fonds d’investissement ISAI, l’un des investisseurs historiques de la start-up : « Notre modèle ne permet pas de gagner de l’argent dès le premier jour. Il faut attendre d’avoir la masse critique en termes d’offre et de demande. » C’est ce qui explique aussi, selon lui, le retrait de certains pays, comme l’Inde ou la Turquie, qui « auraient sans doute nécessité des années de dépenses marketing pour faire venir suffisamment de conducteurs et de passagers avant de passer à la monétisation ».
Ce dilemme aura été au cœur des cinq premières années d’existence de BlaBlaCar. Frédéric Mazzella ne manque pas de rappeler que son entreprise aura essayé pas moins de six modèles économiques au cours de cette période ! Mais du financement publicitaire à l’offre de services premium payants, aucun n’aura été convaincant.
Piste la plus sérieuse, la fourniture de plateformes de covoiturage aux entreprises sera elle aussi arrêtée malgré l’obtention de quelque 200 contrats. Les entreprises ont en effet chacune des besoins trop spécifiques. BlaBlaCar n’aura toutefois pas perdu son temps.
Tester et apprendre – le fameux Test and Learn – est en effet l’un des mantras des sociétés Internet. Ces cinq années de gratuité lui auront surtout permis de passer le cap du premier million de membres en France. L’entreprise aurait-elle atteint la fameuse « masse critique » qui permet d’envisager de faire payer l’utilisateur ? Pas si simple…
La bonne formule
Le covoiturage est une activité règlementée. Les passagers d’une voiture peuvent partager le coût d’un trajet, mais le conducteur ne doit pas faire de bénéfices. C’est lui, en effet, qui fixe le montant de la place dans son véhicule.
BlaBlaCar lui recommande d’appliquer un tarif de 6,5 centimes par kilomètre conforme au cadre légal et prélève de son côté des frais de réservation aux passagers. Point crucial : ces derniers paient leur place en ligne avant le trajet prévu. L’idée peut paraître simple… encore fallait-il y penser. Jusqu’alors, le paiement s’effectuait en cash directement dans la voiture.
Malgré la commission d’environ 20 % ajoutée par BlaBlaCar – et critiquée par les tenants d’une économie collaborative gratuite –, le covoiturage reste moins cher que le train.
Un atout majeur que la société conforte en ajoutant toute une palette de services : de l’assurance avec Axa, du télépéage avec Vinci, des cartes d’essence avec Total, et même de la location longue durée de véhicules…
Naturellement, la formule magique du covoiturage payant attire l’attention de grands fonds d’investissement. En 2014 et 2015, ils apportent la bagatelle de 300 millions de dollars à l’entreprise. De quoi financer le déploiement international de BlaBlaCar.
En deux ans, la société étend son activité de 12 à 22 pays répartis sur trois continents. Le nombre de ses utilisateurs explose de 8 millions à 25 millions. Fin 2016, pourtant, BlaBlaCar doit se rendre à l’évidence : son service n’est pas aussi universel qu’espéré.
Le covoiturage ne correspond pas aux habitudes et aux contraintes de certains pays, comme l’Angleterre. Et son modèle économique s’avère très coûteux à mettre en place.
BlaBlaCar décide donc de se recentrer sur une grosse douzaine de marchés : les cinq pays où le service est déjà monétisé (la France représentant plus de la moitié de ses revenus) et les pays les plus prometteurs comme le Brésil et la Russie… mais qui ne rapportent pas encore d’argent.
Ce recentrage s’est accompagné de quelque 150 suppressions de postes : des économies qui ont beaucoup joué pour atteindre le point d’équilibre en 2018.

Cars Macron, SNCF et Google en embuscade
La start-up a par ailleurs rallumé le moteur de l’innovation. Grâce à la mise en place d’un nouvel algorithme de calcul de trajets, elle propose désormais au conducteur de faire de légers détours pour prendre ou déposer des passagers, au lieu de se limiter à des points de rendez-vous fixes comme des gares.
Cette nouvelle possibilité représenterait déjà 20 % des covoiturages en France. Un avantage de plus face à la nouvelle concurrence des « cars Macron », issus de la libéralisation du transport en autocar, et à la contre-offensive de la SNCF et de ses TGV à bas coûts Ouigo.
En Chiffres
1,6 %
La part du covoiturage dans les déplacements longue distance en France, d’après le ministère de la Transition écologique et solidaire
BlaBlaCar a beau en effet dominer le covoiturage longue distance, la start-up doit sans cesse s’adapter. Sur son créneau proprement dit, il lui faut surveiller les ambitions de Google et de sa filiale Waze ainsi que de la start-up danoise GoMore, qui pousse pour un service gratuit.
Mais elle doit aussi garder un œil sur les services d’autopartage et de covoiturage courte distance – où les start-up pullulent.
Enfin, elle doit se préparer à une révolution plus globale de la mobilité où les utilisateurs pourront, via une application unique, choisir parmi la totalité des modes de transports, publics et privés, individuels et collectifs.
« Un des risques pour BlaBlaCar, c’est d’être court-circuité par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), la SNCF ou toute plateforme qui proposerait une offre de déplacements complète », prévenait ainsi, fin octobre, Haude Courtier, consultante senior au cabinet Wavestone. Bien vu. Deux semaines plus tard, BlaBlaCar rachetait l’activité de cars Ouibus de la SNCF et gagnait le droit de proposer ses offres de covoiturage sur le site du groupe ferroviaire. Un premier pas vers la multimodalité.

L’eldorado du court-voiturage
BlaBlaCar a lancé, en 2017, une nouvelle application baptisée BlaBlaLines dédiée au covoiturage courte distance – moins de 80 kilomètres – afin de répondre aux besoins spécifiques des trajets domicile-travail.
Les contraintes sont beaucoup plus fortes que pour le covoiturage longue distance car il faut permettre de réserver une place la veille, voire le matin du départ, et assurer un retour le soir. L
e prix payé par le passager, de l’ordre de 10 centimes par kilomètre, peut également s’avérer dissuasif. C’est pourquoi malgré la myriade d’applications qui se disputent les petits trajets – Karos, Klaxit, iDVroom (une filiale de la SNCF)… – le marché n’a pas encore décollé.
En Île-de-France, on ne compte que 25 000 covoitureurs réguliers malgré le soutien financier de la région et l’intégration des applis à Vianavigo, le moteur régional de recherche d’itinéraires.
« Personne n’a encore réussi à craquer le modèle et à faire qu’il y ait des centaines de milliers de personnes qui se donnent rendez-vous via une app », explique Jean-David Chamboredon, le président du fonds ISAI. « Si BlaBlaCar y arrive, il aura un gros avantage : il sera utilisé tous les jours et non pas une fois par mois. »