Face à la hausse des prix des carburants, le gouvernement a annoncé la création d’une « indemnité inflation » de 100 euros. Celle-ci concernera 38 millions de Français qui touchent moins de 2 000 euros net par mois. Il faut dire qu’à quelques mois de la présidentielle, la peur des « gilets jaunes » reste présente dans la tête de l’exécutif.
Deux scénarios ont été largement étudiés ces derniers jours : d’une part, la baisse des taxes sur le prix des carburants. La TVA et la TICPE (taxe sur les produits énergétiques) représentent entre 50 et 60 % du prix à la pompe. Mais cette mesure, évoquée par plusieurs candidats à la présidentielle, aurait été très coûteuse et aurait envoyé un signal négatif en termes d’écologie.
D’autre part, la mise en place d’un « chèque carburant », à l’image du « chèque énergie » distribué aux 6 millions de ménages les plus modestes. Le dispositif, davantage ciblé, aurait nécessité un recensement complexe, prenant en compte les ressources des personnes et leur dépendance à leur véhicule. Pour éviter un dispositif « usine à gaz », le gouvernement a repris l'idée en l'adaptant. Elle prendra la forme d'une indemnité, qui sera versée automatiquement, sans aucune démarche nécessaire, aux salariés, fonctionnaires indépendants, chômeurs ou retraités. Qu’ils soient automobilistes ou non.
Mais cet instrument économique permettra-t-il de limiter les inégalités et d’inciter à la prise de conscience climatique ? L’économiste Christian Gollier prône de son côté la mise en place d’un impôt négatif. Interview.
Pourquoi lui ?
Christian Gollier est économiste, directeur général de la Toulouse School of Economics (TSE), qu’il a cofondée avec Jean Tirole en 2007. Il est expert de l’économie de l’incertain et de l’environnement. Christian Gollier est également président de l’EAERE, l’association européenne des économistes de l’environnement.

Pour L’Éco : Comment analysez-vous la flambée des prix des carburants ?
Christian Gollier. La hausse du prix des énergies fossiles est une bonne nouvelle pour la lutte contre le changement climatique. Ça, c’est incontestable. Mais le choc est un peu trop violent. On voudrait faire disparaître les énergies fossiles dans le monde en 20 ou 30 ans, pas en 6 mois ! Là, on est dans une situation un peu cataclysmique.
Par ailleurs, contrairement à une taxe carbone, la hausse du prix sur les marchés internationaux n’engendre pas de revenu fiscal nouveau qui pourrait être utilisé pour compenser les ménages les plus modestes. C’est évidemment une très mauvaise nouvelle.
Contrairement à la taxe carbone, l’argent collecté passe directement dans la poche des oligarques russes et des riches pays pétroliers. Ce n’est pas fait pour améliorer notre pouvoir d’achat.
Néanmoins, les prix des énergies fossiles ne devraient pas se maintenir à des niveaux aussi élevés qu’actuellement. Les réserves en énergies fossiles disponibles sont largement supérieures aux émissions de CO2 qu’on a le droit d’émettre, si on veut rester en dessous de l’objectif des 2°C [La limite fixée par l’Accord de Paris pour lutter contre le réchauffement climatique.]
Les pays riches en énergies fossiles vont sans doute prendre conscience de la nécessité de vendre leur réserve aux pays consommateurs [avant qu’il ne soit trop tard] et ça devrait faire baisser les prix. C’est donc un choc temporaire.
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Taxe carbone
La taxe carbone est un dispositif fiscal créé en 2014 dans le but de lutter contre le changement climatique et d’aller vers une société bas carbone. C’est une écotaxe qui s’ajoute au prix de vente des produits ou des services en fonction de la quantité de gaz à effet de serre émise lors de leur production et/ou utilisation, et payée par les utilisateurs d’énergie fossile (notamment le transport routier et le bâtiment). Plus le produit en émet et plus il est taxé.
Face à ce phénomène, quel rôle doit jouer l’État ? Le gouvernement croate a, par exemple, décidé de plafonner ponctuellement le prix du carburant. Est-ce une possibilité ?
L’État ne fait pas tout. Il ne peut pas empêcher les prix du pétrole ou les prix du gaz naturel d’être élevés sur le marché international. Donc il peut temporairement essayer d’amortir le choc, comme il a pu le faire en bloquant les prix du gaz naturel. Mais c’est très difficile à imaginer pour le pétrole et ce serait un choc budgétaire considérable.
Plafonner les prix, comme en Croatie, c’est possible pour un mois ou deux, mais on ne peut pas le faire indéfiniment. En France, près des deux-tiers de notre consommation d’énergie proviennent des énergies fossiles. Ce sont des importations. Là-dessus, l’État est impuissant.
Qui plus est, il ne faut pas nécessairement qu’il intervienne : si l’État dit aux ménages français, « on va vous bloquer le prix des énergies fossiles et nous, on paiera la différence », il empêche les ajustements nécessaires pour sortir de ce pétrin.
Souvenons-nous du choc pétrolier des années 1970 : après ce dernier, on a massivement réduit notre dépendance, on a développé le nucléaire. Beaucoup de maisons sont chauffées à l’électricité depuis. Les ménages l’ont fait parce qu’ils ont vu que le gasoil augmentait et donc, ils se sont adaptés : ils ont acheté des voitures moins grosses, moins énergivores.
Aux États-Unis, ça ne s’est pas passé comme ça. Les prix n’ont pas beaucoup augmenté. Aujourd’hui, les ménages américains ont des maisons qui sont des passoires thermiques et des voitures qui sont des tanks.
Les États européens ont transmis le « signal-prix » : pour avoir de l’énergie, il faut faire des sacrifices, parce qu’il faut aller acheter sur les marchés internationaux cette matière première indispensable à nos vies, à notre bien-être. Le message qui est passé, c’est : « Vous voulez consommer ce bien qui nous coûte très cher à vous livrer ? Et bien, il faut que vous en payiez le prix parce que sinon, on ne peut pas le faire. »
Ça incite les ménages à s’adapter, à remplacer leur chaudière au fioul par une pompe à chaleur par exemple ou acheter une voiture électrique, une petite berline plutôt qu’un SUV.
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Signal-prix
Le prix d’un bien ou d’un service varie en fonction de différents facteurs, notamment de l’offre et de la demande. Il peut aussi être influencé, soutenu ou diminué, par la volonté d’une autorité, du législateur (taxes, primes...) ou de vendeurs (entente sur les prix, dumping...), qui envoient des signaux.
Ceci dit, c’est vrai que la hausse des prix de l’énergie affecte la distribution des richesses dans notre société : les ménages les plus modestes consacrent une partie plus importante de leur budget aux dépenses d’énergie.
L’élasticité-revenu de la demande d’énergie est plus petite que 1. Ça veut dire que les ménages les plus modestes sont plus affectés en proportion que les ménages les plus riches.
Donc effectivement, quand vous augmentez le prix des énergies, vous augmentez les inégalités sociales. Et ça, c’est un problème auquel il est normal que l’État s’attaque.
Élasticité-revenu
L’élasticité revenu est un indicateur qui mesure la réaction de la demande d’un service ou d’un bien face à une variation du revenu du consommateur.
Certains candidats à la présidentielle ont appelé à une baisse des taxes sur le prix des carburants. Quels seraient les impacts d’une telle mesure ?
C’est vraiment une politique absurde. Évidemment, quand on réfléchit à une telle mesure, on a tendance à penser aux ménages les plus modestes. Mais rappelons-nous quand même que les ménages les plus riches consomment beaucoup plus d’énergie. Et donc quand vous baissez les prix, vous faites un cadeau avant tout aux riches.
C’est un mauvais outil si on veut avoir un impact sur la distribution des richesses ou des pouvoirs d’achat. Il vaut mieux, pour des raisons d’efficacité, aller spécifiquement toucher les ménages les plus modestes.
D’ailleurs, on le sait bien depuis maintenant 20 ans, quand on a fait la « TIPP flottante » sous Lionel Jospin, avec son gouvernement socialiste au début des années. Du point de vue de la réversibilité de la mesure, c’est aussi un très mauvais instrument. C’est difficile de faire remonter la taxe au niveau antérieur, une fois que le choc est passé.
Qui plus est, une telle mesure aurait un impact catastrophique pour le budget de l’État, qui sort à peine d’un choc financier, budgétaire absolument considérable. Et baisser les taxes sur les énergies fossiles, alors qu’on veut lutter contre les émissions de CO2, c’est un peu incohérent.
Capture d'écran Union française des industries pétrolières (UFIP)
« TIPP flottante »
Mécanisme qui a été mis en oeuvre entre octobre 2000 et juillet 2002 par le gouvernement Jospin pour atténuer les hausses des prix des carburants à la pompe. La taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TIPP), aujourd’hui appelée TICPE, est l’une des deux taxes (avec la TVA) sur le carburant. La mesure consistait à moduler la TIPP en fonction de l’évolution du cours du baril.
Il a été aussi été question d'un « chèque carburant », à l’image du « chèque énergie », plus ciblé. Est-il plus adapté ?
Un « chèque carburant », c’est une subvention qui est spécifiquement limitée aux gens qui dépensent de l’énergie. Là aussi, ça réduit la force du « signal prix ».
En plus, c’est compliqué à mettre en œuvre. Ce n’est pas le bon instrument selon moi car il serait limité aux seuls gens pauvres qui dépensent de l’énergie. Quid des gens pauvres qui n’ont pas de facture d’énergie ?
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Que proposez-vous à la place ?
Observant l’augmentation des inégalités consécutive à la hausse des coûts des énergies, mettons plutôt en place un impôt négatif pour cibler spécifiquement les ménages les plus modestes.
Impôt négatif
Ce système d’impôt provient d’une idée popularisée par Milton Friedman. Il prend la forme d’un revenu assuré par la collectivité, dont le montant diminue progressivement quand le revenu des bénéficiaires augmente.
L’impôt négatif serait basé sur les revenus des populations. Il pourrait concerner les trois premiers déciles de la distribution des revenus. Cela représenterait 100 ou 200 euros, qui correspondent à l’impact de la hausse des prix des énergies fossiles sur le pouvoir d’achat de ces ménages là, les 30 % les plus pauvres.
Cet impôt négatif serait un instrument efficace pour réduire les inégalités. Or, la hausse des prix des énergies les a renforcées. Cet impôt négatif devrait perdurer au-delà car la baisse des prix des énergies, qu’on peut espérer à la sortie de l’hiver, n’élimine pas l’existence du problème de distribution des revenus en France.