Zakariya, 11 ans et sa petite sœur Chaïma, 8 ans, passent une demi-tête dans l’entrebâillement de la porte. « Vous restez manger ce soir ? », leur demande Alexandre Lamarque, 32 ans, et directeur de la ferme du Plateau de Haye, à Nancy (54).

Crédits : Laura Wojcik.
Les deux jeunes voisins acquiescent et s’assoient dans l’ancienne écurie, entre deux guirlandes lumineuses, trois poussins terrés dans une botte de foin et Spirit, un molosse musculeux. « Avec ses yeux de miel, je ne peux rien lui refuser, à Spirit », confie Zakariya, joues rondes et houppette frisée.

Crédits : Laura Wojcik.
Les deux écoliers s’arrêtent souvent dans cette ferme urbaine aménagée au cœur d’un quartier populaire. Une oasis pleine de poules, d’oies, d’abeilles, de chèvres et de légumes bio. « Depuis que je suis petit, je m’intéresse à la nature, à la biodiversité », confie le collégien. À force de multiplier les allers-retours à la ferme, Zakariya a fait germer ses propres haricots sur son balcon et assemblé trois jardinières devant son immeuble. « Avant il m’arrivait de jeter des déchets par terre. Maintenant, je suis conscient que c’est une grosse bêtise et j’essaye de la réparer en faisant des choses meilleures pour la planète. »
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« Avec des petits comme Zakariya, tu te dis que t’es là pour quelque chose, que ce n’est pas juste un coup d’épée dans l’eau », confie Alexandre, le directeur. Cette ferme pédagogique, c’était son outil à lui pour façonner une alternative ouverte à tous, autour des valeurs de la permaculture. Une enclave pour « sortir du modèle économique actuel, retrouver une autonomie, un vivre ensemble, faire son jardin ».
C’est par hasard que cet ex-entrepreneur a posé ses cartons ici, à une centaine de mètres des miradors de la prison de Nancy, dans l’ancienne écurie d’un Quartier prioritaire de la politique de la ville (QPPV) longtemps appelé le Haut-du-Lièvre. Avec seulement 10 000 euros en poche et le soutien éphémère des élus locaux, la petite exploitation s’est mise à semer ses germes d’écologie dans un territoire marqué par la précarité.

Crédits : Laura Wojcik.
« Ce quartier, c’est un bout du monde »
Le Haut Dul a longtemps été affublé de tous les maux, lui qui se pavane sur les sommets de la ville depuis plus de 60 ans avec ses mastodontes horizontaux : des barres d’immeubles interminables baptisées Le Cèdre Bleu – 400 mètres de long – et le Tilleul Argenté. Dans les années 2000, le passant effleurait l’infini en les longeant.

Crédits : Fred Marvaux / REA.
On nous fait passer pour des sauvages, alors une ferme et des animaux qui vivent au milieu de tous ces gens, c’est merveilleux.
Virginie, résidente du quartier du Haut Dul.
Un plan de rénovation urbaine plus tard, ce quartier prioritaire de 14 000 habitants se débat encore avec 32 % de chômage. « Ce quartier, c’est un bout du monde », confie Virginie, enfant du quartier devenue mère de famille – 32 ans, dont 20 ici. « On nous fait passer pour des sauvages, alors une ferme et des animaux qui vivent au milieu de tous ces gens, c’est merveilleux », ironise cette riveraine, cheveux blonds et sourire timide.
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Virginie s’est émue de sentir un effluve de fumier, un matin, du haut de son appartement au huitième étage. « C’est justement là où on est hyper bétonnés, urbanisés, qu’il faut resensibiliser les gens à l’écosystème, au fait que la nature est indispensable. »
Virginie s’est jointe à Zakariya, Chaïma et une dizaine de voisins pour ce dîner convivial dans l’ancienne écurie. Autour d’elles s’attablent étudiants, prof d’arts, retraités et mamans du quartier venues avec leurs enfants. « Pour le quartier cette ferme, c’est une ouverture. On a eu l’occasion de rencontrer des personnes de tous horizons », explique Karima, 38 ans, grands yeux bruns et visage fin.
« Le contraire de la stigmatisation »
« Ça a changé beaucoup de choses, cette ferme, pour le quartier. C’est bien, pour nous, pour sortir un peu et se divertir. Et aussi pour les enfants. Ils sont plus attirés vers les animaux, le potager », poursuit Ouardia, maman venue avec ses trois filles. « Je viens voir les poules, les vaches, les coqs. Je m’amuse avec, avant j’en voyais pas souvent », renchérit Sarah, la cadette de 5 ans.

Crédits : Laura Wojcik.
« Le nombre de gamins qui m’ont dit “c’est la première fois que je vois une chèvre”, se réjouit Alexandre, le directeur de la ferme. S’il n’y avait que des mômes, dans 20 ans on aurait changé la planète. » Alors, la ferme travaille étroitement avec les écoles du quartier. « Les gamins se soucient beaucoup plus de leur environnement que les adultes. Ils apprécient beaucoup le fait de pouvoir toucher la terre », appuie Mohammad Hassini, en formation d’animateur sur la ferme.
La petite exploitation vendra aussi bientôt une partie de ses légumes à un collège voisin et l’autre à un restaurant étoilé du centre-ville. « Et pour le quartier, c’est un symbole assez fort : la qualité qui va dans la cantine, c’est la même que celle qui va dans le meilleur restaurant. On va à l’encontre de la stigmatisation, du sentiment d’ostracisme. »
Pour aider tout un quartier à avoir accès à de l’alimentation saine, l’impact de ces espaces reste limité.
Nathan McClintock,professeur d’études urbaines et d’aménagement à Portland State University.
« D’abord, créer des emplois »
« Ces projets permettent aux participants immédiats d’avoir accès à des fruits et légumes frais », abonde Nathan McClintock, professeur d’études urbaines et d’aménagement à Portland State University. Sauf qu’il ne faut pas demander à ces espaces de combler des inégalités socio-économiques hors de portée : « Pour aider tout un quartier à avoir accès à de l’alimentation saine, l’impact de ces espaces reste limité. Au final, pour résoudre ces problèmes, il faut d’abord créer des emplois. »
L’urgence sociale peut éloigner les personnes en situation précaires de préoccupations environnementales. « Certaines sont tellement noyées dans leurs problèmes, comme payer leur loyer et leurs factures, que c’est un peu compliqué de leur parler d’écologie », pointe Virginie. De quoi rendre irréconciliables les préoccupations de fin du mois et de fin du monde ? Cette ancienne « gilet jaune » évoque volontiers une impasse : « C’est trop simple, trop réducteur de dire : fin du monde, fin du mois, même combat. C’est possible de réconcilier les deux à petite échelle. Mais à grande échelle, ça ne se fera pas comme ça. »
Approcher l’écologie autrement
Ne comptez pas sur Alexandre Lamarque, le directeur, pour dérouler un tapis de conclusions idylliques non plus. Malgré des liens forts tissés avec quelques familles, ce brun à lunettes reconnaît que beaucoup des 15 000 riverains n’ont encore jamais poussé le portillon du poulailler. « Tu peux parler à des gens pendant un an et demi, ils étaient perdus et ils seront toujours perdus. »
« Cette nourriture fraîche et saine, cueillie couverte de terre, ça permet aux gens de se reconnecter à leur alimentation, de sortir des produits de supermarché. Cela peut les aider à devenir plus conscients des thématiques environnementales », nuance Nathan McClintock. Sauf que se reconnecter à la terre n’est qu’une première étape vers la naissance d’une prise de conscience écologique.
Ici, c’est un point de départ pour recréer du lien, réapprendre à vivre.
Mohammad Hassinianimateur en formation sur la ferme.
« Quand on parle de développement durable, d’écologie, parfois ça a un effet repoussoir chez des populations moins favorisées. Ça ne parle pas forcément à tout le monde, analyse le géographe. Si vous ne parlez que d’environnement, d’écologie, vous allez passer à côté. Si vous parlez de pollution, d’alimentation, des rejets d’usine, là vous abordez l’écologie autrement. »
S’appuyer sur des figures du quartier
Et pour démocratiser ces messages, rien de tel que les riverains eux-mêmes : « Les projets qui ont le plus de réussite fonctionnent parce que quelqu’un du quartier dirige directement le programme », insiste Nathan McClintock. Pour lui, ces lieux doivent s’appuyer sur des associations locales et des figures du quartier. Au risque de se muer en enclaves privilégiées animées par des bénévoles éloignés des habitants : « C’est même un risque de gentrification, avec des jardins où finalement il n’y a que des petits-bourgeois, où les riverains ne se sentent pas les bienvenus ou ne s’identifient pas. » Ce ne serait plus alors un espace inclusif.
À Nancy, la ferme s’appuie en partie sur l’enfant du quartier Mohammad Hassini, proche des petits du coin. « Ici, c’est un point de départ pour recréer du lien, réapprendre à vivre », glisse le brun, rêveur. Si la ferme n’a pas encore conquis tous ses voisins, une vocation est en tout cas déjà née parmi les petits fermiers. Zakariya se verrait bien devenir zoologiste ou biologiste.