Economie
En montagne, un modèle économique sans ski est-il possible ?
Sur les près de 600 stations de ski construites en France depuis les années 1930, une sur trois aurait déjà fermé ses portes à cause du manque de neige, lui-même lié au dérèglement climatique. Quel avenir pour ces territoires dopés aux sports d’hiver depuis les années 1970 ?
Sandrine Chesnel
© Getty Images
L’image a fait le tour des réseaux sociaux à la vitesse d’une luge dévalant une colline verglacée : celle d’un hélico déversant 50 m3 de neige sur une piste pelée de la station de ski de Luchon Superbagnères, en février 2020. Une décision assumée par le président du conseil départemental de Haute-Garonne, George Méric, pour qui elle a permis, en pleines vacances scolaires, de sauvegarder “plusieurs centaines d’emplois sur un territoire déjà fortement fragilisé par la fracture sociale et territoriale”.
Chers canons
La situation économique précaire de certaines stations de ski françaises ne date pourtant pas de cet hiver. Depuis 1900, la température moyenne dans les Alpes a augmenté de 2 degrés, entraînant une hausse de la limite pluie/neige et, par effet domino, la fermeture des stations de ski situées trop bas.
Le phénomène ne devrait pas s’arranger puisque d’ici 2050, selon une étude de la Cour des comptes, la majorité des stations de ski fonctionnera chaque hiver “en mode dégradé”.
Dans un tel contexte, les canons à neige sont vus comme la solution technologique idéale. Aujourd’hui, ils assurent 30 % à 45 % du taux de couverture des pistes françaises, la moitié des pistes en sera équipée à la fin de l’année 2020.
Des enneigeurs dont l’amortissement pèse 10 % à 15 % du prix des forfaits, car ils coûtent très cher à installer.
Un mauvais investissement selon Corinne Morel Darleux, conseillère régionale d’opposition à la région Auvergne Rhône Alpes, et membre de sa Commission montagne : “Les demandes de subvention pour ce type d’équipement sont attribuées par le conseil régional quelle que soit l’altitude, le reste est à la charge des stations. C’est une grosse prise de risque financière pour elles, car cela revient à miser sur les trois éléments qui vont le plus manquer dans les prochaines années : le froid, l’eau, et l’énergie."
Et de citer l’exemple de la station du Mont-Dore, dans le Puy-de-Dôme, équipée de canons qu’elle n’a pas pu faire fonctionner l'hiver dernier, faute de températures suffisamment basses. La société qui gère la station a dû se mettre en procédure de redressement judiciaire fin février pour tenter de sauver ses 21 emplois.
Le tourisme d’été insuffisant
La messe serait dite pour les sports d’hiver, vestige du XXe siècle ? “En dessous de 2000 mètres, il faut se préparer à une grosse casse sociale”, anticipe Guillaume Cromer, consultant spécialisé dans le développement touristique des territoires pour le cabinet ID-Tourisme.
À moins de trouver un autre modèle économique que celui du "tout ski" pour les plus petites stations, qui pour une majorité d’entre elles sont adossées à des communes de moins de 1 000 habitants hors saison. Certes, le tourisme d’été en montagne s’y est développé, mais pas au point de combler les pertes subies en hiver.
“La balade en montagne n’est pas une activité économique, décrypte Corinne Morel Darleux. Elle ne coûte rien ou très peu à ceux qui la pratiquent. Et qui a envie de faire de la randonnée dans des stations surdimensionnées, quasi désertes, entre des pylônes, des canons à neige et des pistes de luge synthétiques ?”
“Nous devons inventer la montagne qui vit sur quatre saisons”, résume Guillaume Cromer. Avec plusieurs acteurs de la montagne, dont l’ONG Mountain Wilderness, ce Grenoblois vient de lancer un cluster dont l’objectif est d’identifier des territoires de montagne prêts à expérimenter de nouveaux modèles de développement durable.
Parmi les solutions envisagées, le pastoralisme, mais aussi l’installation dans les stations d’habitants à l’année, d’artisans, de commerçants, qui travailleront sur place ou feront la navette avec la vallée, comme d’autres font la navette Paris-banlieue.
Le business model de la station "4 saisons”
La baisse conjointe de l’enneigement des massifs français et du nombre de skieurs condamne à terme un certain nombre de stations de ski, mais menace également l’avenir des entreprises qui fabriquent et commercialisent les équipements et les vêtements de sports d’hiver.
C’est le cas de Rossignol, une entreprise française créée en 1907, aujourd’hui propriété d’un groupe suédois. Distribuée dans 51 pays, la marque au logo rouge et blanc, numéro un mondial du ski, compte aujourd’hui 1 500 salariés dans le monde et 750 en France. Elle affiche un chiffre d’affaires annuel de 370 millions d’euros, dont 70 % sont encore assurés par le ski (équipement et matériel), à travers les marques Rossignol, Lange, Dynastar, Look…
Anticipant sur l’évolution des pratiques sportives des amateurs de montagne, Rossignol s’est diversifiée en rachetant en 2016 et 2017 la marque RaidLight, spécialisée dans le trail, Felt, une firme américaine de vélos de course et de cross, et Time, une marque de vélo en carbone française. Le vélo, le trail : deux activités qui ont le grand avantage d’être praticables toute l’année, et pas uniquement en montagne.
Plus original, la marque emblème du ski français a également investi dans un tout autre domaine : l’accompagnement des stations de sports d’hiver dans leur mue post-ski.
Une idée lancée dès 2011 par le fondateur de RaidLight, Benoît Laval, initialement axée sur l’activité trail. “Nous aidons les stations à développer de nouvelles activités praticables en toutes saisons, détaille Alison Lacroix, la responsable du service Outdoor Experience de Rossignol. Nous travaillons ainsi avec la station du Puigmal, dans les Pyrénées-Orientales, qui avait fermé en 2013. Nous sommes venus sur place pour développer sur son territoire des circuits sécurisés, balisés, avec un intérêt sportif réel, pour les pratiquants de trail, de marche nordique, de vélo, et de ski de randonnée.”
Avantage de ces activités par rapport au ski alpin : plus besoin de canon à neige, ni de dameuses, ni même de remontées mécaniques, ce qui entraîne de substantielles économies.
Coût du service vendu par Rossignol aux stations : un ticket d’entrée de 70 000 euros, auquel s’ajoute une cotisation annuelle variable selon le nombre de circuits développés. Pour cette somme, les ex-stations de ski disposent, outre la création des circuits, d’une appli et d’un site internet dédiés à chacun des nouveaux sports implantés sur leur domaine, ainsi que d’un plan de communication assuré par Rossignol.
“Ce n’est pas le chiffre d’affaires que nous retirons de ce service qui nous motive, explique Alison Lacroix, car il atteint à peine 0,1 % du CA annuel de l’entreprise. En revanche cela nous permet d’enrichir la relation avec nos clients, de développer l’attachement à la marque qui se trouve liée à ces territoires."
"C’est aussi bon pour l’image du groupe ; une façon de montrer que nous avons conscience des enjeux liés au dérèglement climatique et que nous cherchons des solutions pour nous y adapter.”
Un peu de publicité, aussi, puisque les panneaux qui balisent les différents circuits sportifs sont siglés “Rossignol”. Le service séduit puisque Rossignol revendique, en 2020, un réseau de 35 stations de trail, 15 espaces dédiés au vélo et au vélo électrique, 10 stations de marche nordique, et cinq espaces dédiés au ski de randonnée, en France et en Europe.
Mettre l’humain au sommet
Ces perspectives reposent davantage sur la volonté politique que sur des solutions technologiques. “Le tourisme ne peut plus être la seule manne des montagnes, résume Guillaume Cromer. Il faut réussir à préserver et valoriser les paysages, les territoires, la gastronomie, pour donner envie aux gens de venir vivre dans les stations. Créer des tiers lieux, amener les habitants à s’investir dans des projets collectifs. Pourquoi pas, par exemple, proposer un revenu universel aux salariés qui vont perdre leur emploi, afin qu’ils puissent travailler à imaginer d’autres façons de faire vivre les montagnes ?”
Utopie ? À Saint-Jean Montclar, en Haute-Provence, les habitants ont racheté la station de ski, menacée de fermeture en 2017. Depuis ils gèrent collectivement leur domaine. En misant un peu plus sur l’humain et un peu moins sur l’or blanc.
Le ski, un loisir de vieux ?
Comme si les problèmes d’enneigement ne suffisaient pas, les stations de ski doivent faire face à un autre phénomène : la baisse du nombre de skieurs. Les plus jeunes générations ne sont plus autant attirées par le ski, un loisir cher, alors que les plus anciennes, gagnées par l’âge (et la fonte musculaire) s’éloignent petit à petit des pistes.
Si les deux dernières saisons ont vu remonter légèrement le nombre de “journées skieurs” dans le monde, le ski n’a plus autant la côte dans les 67 pays qui comptent des stations – sauf en Chine. Les Chinois découvrent en effet en masse les sports d’hiver, avec pour conséquence un triplement de la fréquentation des stations de ski en moins de 10 ans.
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