Peut-on générer les plus grands profits de l’histoire du capitalisme français et déjà s’inquiéter de la suite ? Rodolphe Saadé aurait de quoi disserter sur la question : le groupe du patron marseillais, CMA CGM, a dégagé 25 milliards de dollars de bénéfice net en 2022, un record absolu en France.
Pendant la pandémie, les chaînes logistiques maritimes s’étaient déréglées avec la baisse de l’offre de transport et les ports s’engorgeaient. Parallèlement, les consommateurs américains et européens, confinés, consommaient d’autant plus qu’ils pouvaient épargner. « C’est comme si tout le monde avait gagné au loto », se rappelle Paul Tourret, directeur de l’Institut supérieur d’économie maritime (Isemar).
Les vrais gagnants, ce sont les armateurs, en position de force, qui ont vu flamber les prix du fret maritime. À la sortie du confinement, la reprise économique dope à nouveau les échanges et prolonge la fête. Mais après deux ans, elle semble finie : le prix du conteneur est revenu à son niveau d’avant la crise.

En 2023, l’heure est désormais à la baisse. Le principal concurrent européen de CMA, le danois Maersk, a déjà vu ses profits divisés par trois au premier trimestre par rapport à 2021. « Les délais d’approvisionnement sont plus bas que la normale en Europe et aux États-Unis », souligne Charles-Henri Colombier, directeur de la conjoncture chez Rexecode, « c’est le signe d’une demande atone. » Les entreprises ont refait leur stock, les ménages subissent l’inflation et ont épuisé leur épargne Covid.
Le commerce mondial ne devrait augmenter que de 1 % en 2023 et moins encore pour les biens – les services étant plus dynamiques. Les armateurs, dont l’activité dépend du niveau des échanges, vont en payer le prix. « C’est une industrie qui a l’habitude des cycles baissiers, souligne Paul Tourret. Mais on pensait atterrir à un niveau pré-pandémie et on se trouve plutôt dans la situation de la crise de 2009-2011. »
Logisticien avant d’en avoir les moyens
À l’époque, le secteur du fret souffre de la crise financière, le prix du conteneur s’effondre et CMA CGM manque de mettre la clé sous la porte : il faut l’afflux de capitaux publics et ceux du turc Yildirim (qui détient toujours 24 % du capital) pour sauver le groupe.
Pour Rodolphe Saadé, la situation actuelle n’est en rien aussi alarmante. Il estime que les cargos restent remplis. Dans un entretien aux Échos, en mars dernier, il disait « croire à la croissance », aussi fragile soit-elle. L’état du groupe, surtout, est différent. « À l’époque, en 2009, CMA avait trébuché sur une chute brutale de la demande en étant déjà très endetté », appuie Sarah Guillou, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Or les surprofits ont purgé la dette (7,7 milliards fin 2022 contre 17,8 milliards fin 2019) ; surtout, le groupe a multiplié les acquisitions. « CMA a failli perdre le contrôle de l’entreprise en 2009, et cela a beaucoup marqué Rodolphe Saadé », rappelle Cyril Coutansais, directeur de recherche au Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM).
« Bien avant la pandémie, l’idée de CMA était déjà d’amortir la cyclicité et donc de ne pas faire que du transport maritime. » À cette fin, le suisse Ceva est racheté dès 2019. La logistique devient le moyen d’une intégration verticale et représente désormais 15 % du chiffre d’affaires de CMA CGM.
L’intégration verticale
Les acquisitions de CMA-CGM ont plusieurs objectifs, mais trahissent notamment une volonté d’intégration verticale.
Par opposition à une opération qui viserait à faire grandir ses parts sur un marché (comme l’achat de Bolloré Transport & Logistics), cette méthode permet de détenir tout le processus de production. L’armateur a racheté ainsi les terminaux de certains ports (Los Angeles et New York), pour maîtriser ses débarquements. Une fois les produits à terre, il veut se muer en logisticien avec l’achat de plusieurs spécialistes (Ceva, Gefco, Colis Privé).
De quoi offrir un service plus complet, mieux résister aux cycles, ou tirer les prix sans tomber dans les radars des autorités de concurrence. « Les autorités autorisent en général ces achats, car les concurrents et le pouvoir de marché de l’entreprise restent différents sur les différents segments de la chaîne de valeur », explique Sarah Guillou (OFCE).
Les poches pleines, le groupe mise sur Colis Privé (pour assurer le dernier kilomètre jusqu’au client) ou sur Gefco, transporteur de voitures – en supposant qu’à l’avenir, les voitures électriques chinoises auront besoin d’être acheminées en France depuis les porte-conteneurs.
Les achats visent aussi la diversification : CMA lance en 2021 Air Cargo, sa branche aérienne, et prend 9 % du capital d’Air France. Il investit aussi dans Brittany Ferries et La Méridionale (transport de passagers) et peaufine son intérêt pour l’espace : avec une prise de participation dans Eutelsat (satellites), Saadé met la main sur des données utiles pour contrôler les livraisons. Dans cette moisson, le rachat en avril de Bolloré Transport & Logistics, pour cinq milliards d’euros, est presque anecdotique : il n’a pour but « que » de gonfler la taille de l’entreprise.
Transition : le cauchemar des actifs échoués
À l’aube d’un retournement conjoncturel qui va voir fondre ses capacités d’investissement, CMA-CGM comptera sur ces emplettes pour générer des liquidités et s’attaquer à sa décarbonation, risque majeur pour le secteur. La compagnie a déjà lancé un fonds de recherche de 1,5 milliard d’euros, dont 200 millions donnés à Bpifrance en guise de contribution pour le secteur entier. La R & D déploie notamment ses forces sur les carburants de synthèse, comme l’e-methanol ou l’e-ammoniac. Des solutions durables, mais pas encore au point techniquement.
Pour sa flotte, CMA-CGM a choisi jusqu’ici le méthanol – 24 navires en commande – et surtout le GNL (gaz naturel liquéfié, 77 navires en service ou commande) pour remplacer le fioul. Mais s’ils éliminent les très polluantes émissions de soufre, ils continuent à émettre du CO2, via des fuites de méthane. Le risque est réel de voir les armateurs coincés avec des bateaux pas assez verts. « Les entreprises ne veulent plus quitter le GNL, considérant que les carburants de synthèse ne sont pas prêts et qu’il faut désormais rentabiliser les investissements réalisés », constate Fanny Pointet, responsable du maritime pour l’ONG Transport & Environnement. Le pari de CMA CGM : convertir au e-méthanol ses futurs bateaux GNL. Mais la Banque mondiale elle-même alertait, en 2021, sur le risque financier si certains navires deviennent des « actifs échoués ».
Pour le moment, les règles évoluent doucement : faisant valoir une forte concurrence asiatique, CMA-CGM, Maersk ou MSC incitent les régulateurs européens à ne pas trop les contraindre. Ce rapport de force était déjà à l’œuvre dans les discussions sur la fiscalité très avantageuse des armateurs, dénoncée pendant la pandémie.

Mais cette fois-ci, l’Europe avance : le « paquet climat » de la Commission Européenne (Fit for 55) va imposer l’intégration du transport maritime dans le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), ou la production de carburants propres. L’Organisation maritime internationale (OMI) doit aussi publier une nouvelle stratégie de décarbonation cette année. Un point essentiel, pour CMA et les autres, sera de pouvoir anticiper. « La prédictibilité est cruciale pour le transport maritime, qui demeure un secteur difficilement décarbonable », résume Fanny Pointet.
Le droit au tonnage, l’atout controversé du transport maritime
Des superprofits… net d’impôts, ou presque : CMA-CGM n’a réglé que 587,5 millions d’euros d’impôts sur son résultat 2022, soit à peine 2,3 %, alors que le taux de l’impôt sur les sociétés était en France de 25 %.
Des calculs de Mediapart jugent que le fisc a connu un manque à gagner de 5,9 milliards d’euros. La faute à une niche fiscale baptisée « taxe au tonnage » : CMA-CGM ne paye que cette taxe, qui est forfaitaire et non progressive. Elle est simplement liée à la capacité totale de transport de ses bateaux.
Négociée par les armateurs européens en 2003, elle devait dissuader les armateurs de s’installer dans des paradis fiscaux. « Elle a contribué à ce que l’Europe compte des champions dans ce secteur et continue de grandir face à la concurrence effrénée de l’Asie », défendait Rodolphe Saadé, en mars dernier, dans Les Echos.