« Oui, c’est une question de justice »
Oui, c’est une question de justice qui renvoie principalement à trois raisons. Tout d’abord, les pays pauvres portent une bien plus faible responsabilité que les pays développés dans le changement climatique. C’est vrai si l’on raisonne en flux, c’est-à-dire en émissions courantes de CO2 : leurs émissions par habitant représentent une fraction des 15 tCO2/an des Américains ou des 7 tCO2/an des Chinois. Et c’est encore plus vrai si l’on raisonne en stock, c’est-à-dire en prenant la contribution historique à la quantité de CO2 dans l’atmosphère.
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Deuxième raison, du fait de leur position géographique notamment, ils sont particulièrement pénalisés. On a beaucoup parlé des inondations catastrophiques au Pakistan, un peu moins de la sécheresse dans la Corne de l’Afrique ou, cette année, au Maroc. Mais il y a aussi des phénomènes très graves, moins médiatisés car ils se jouent sur la durée : pensons à la montée des eaux qui menace les petites économies insulaires du Pacifique et de l’océan Indien ou à la dégradation des littoraux dans les pays du golfe de Guinée, dont l’essentiel de la population (et donc de l’économie) vit sur les côtes.
Troisième raison enfin, ils auront du mal à financer eux-mêmes leur adaptation ou les stratégies de mitigation. Le changement climatique va demander des investissements dans les systèmes de production agricole et les infrastructures (digues, irrigation, par exemple) et il y a aussi le passage à une économie décarbonée, notamment si les pays riches constituent des « clubs climatiques » conditionnant l’accès de leurs marchés au respect de certaines règles environnementales. C’est leur potentiel de développement qui risque de se trouver entravé par nos propres exigences.
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Il faut mesurer l’impact disproportionné de certains effets du changement climatique sur les pays plus pauvres. Le changement climatique, ainsi, met sous tension la production alimentaire mondiale. Cela se traduit déjà par une hausse des prix agricoles et une telle hausse a des effets dramatiquement différents au Qatar, dont le PIB par habitant est de 40 000 dollars, et en République centrafricaine où il est de 712 dollars. À l’échelle de la planète, 50 % de la population en extrême pauvreté souffre régulièrement du changement climatique.
Une aide est donc absolument nécessaire. Le chiffre de 100 milliards a une valeur symbolique. Mais la question des outils et des instruments est sans doute plus capitale encore.
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Par exemple, la mise en place d’une taxe carbone aux frontières de l’UE risque de peser lourdement sur les pays en développement et plus encore sur les pays les moins avancés. On peut « rendre » cet argent en l’utilisant pour financer des projets de décarbonation ou d’adaptation dans ces pays. En tout état de cause, il est capital de leur permettre de continuer leur développement. Une aide financière est nécessaire. Mais il faut aller plus loin et inventer des mécanismes intelligents pour que la planète tout entière fasse sa transition.
Pourquoi lui ?
Antoine Bouët est directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), le principal centre français de recherche et d’expertise en économie internationale). Il est également professeur d’économie à l’Université de Bordeaux (France) et chercheur senior à l’International Food Policy Research Institute (Washington DC). En février 2023 sortira aux Presses universitaires de Bordeaux son livre Les Français et la mondialisation : les raisons d’un rejet.
« Oui, mais le vrai enjeu est de réorienter les investissements »
Oui, il faut de l’aide, mais l’enjeu majeur est de réorienter les investissements qui ont déjà lieu. Car l’argent des pays développés afflue. Mais l’aide ne représente qu’une partie de ces flux et les projets financés ne sont pas tous vertueux au plan climatique, tant s’en faut.
Dressons rapidement un tableau d’ensemble : le financement extérieur des pays en développement, ce sont des Investissements directs étrangers (IDE, réalisés par des investisseurs privés et notamment de grandes entreprises) et, à peu près à parts égales, les transferts des migrants installés dans les pays riches.
L’aide se concentre sur les pays les plus pauvres et son volume vers les pays à bas revenu – environ 54 milliards de dollars nets par an aujourd’hui –, dépasse la somme des transferts et des IDE. Dans ces conditions, passer à 100 milliards serait un pas significatif. Mais, comme toujours en économie, le diable est dans les détails.
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Tout d’abord, les IDE augmentent eux aussi et ils se dirigent vers des projets qui sont souvent néfastes au plan environnemental : on pense à l’agriculture intensive qui contribue à la déforestation ou à l’exploitation des hydrocarbures.
Éco-mots
Investissements directs à l’étranger (IDE)
Prises de participation dans le capital d’une entreprise étrangère avec pour objectif d’obtenir « un intérêt durable et la capacité d’exercer une influence dans sa gestion ». En règle générale, ce sont des investissements durables allant de la création d’entreprise au rachat d’une entreprise existant déjà à l’étranger.
Beaucoup d’États africains sont en train de devenir des pays pétroliers. C’est l’argent des pays riches qui finance ce développement et il serait certainement judicieux de mieux diriger ces flux. Cela n’a rien de facile, notamment parce que l’horizon de ces investisseurs n’est pas de 20 ou 50 ans, mais plutôt de cinq à 10 ans. À cette échelle de temps, on ne pense pas beaucoup à la planète. Les fonds souverains, fonds de pension et autres véhicules d’investissement ont commencé à se « verdir », mais beaucoup reste à faire. En tout état de cause, cet enjeu devrait passer au premier plan.
Ensuite, l’aide internationale telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui a ses limites. En premier lieu, elle se joue d’État à État. Il y a certes une conditionnalité macroéconomique, mais les gouvernements récipiendaires font ce qu’ils veulent. Or s’il s’agit de financer la transition énergétique, il faut changer de règles. Comment imposer un fléchage des fonds, comment mettre en place un traçage transparent ?
Deux problèmes très concrets apparaissent si l’on veut innover. Le premier est illustré par le Belize, qui a reçu un prêt conséquent d’investisseurs privés pour protéger ses ressources maritimes. Qu’arrive-t-il si cela ne se passe pas bien ? L’équation unissant un bien public mondial (l’océan), un acteur privé et un pays souverain est pleine d’inconnues.
Deuxième problème, la situation inverse, avec un financement public d’acteurs privés. Cela pose un problème de ciblage, car il ne faut pas négliger la part de l’économie informelle dans ces pays.
En caricaturant, d’un côté on a l’argent public des pays riches, avec des règles très contraignantes, de l’autre des fermiers ou des habitants de bidonville sans titres de propriété ou d’existence légale. La connexion entre les deux est difficile, ce qui explique notamment la sous-utilisation des fonds. Bref, inventer de nouveaux instruments pose des questions ardues.
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Pourquoi elle ?
Akiko Suwa-Eisenmann est directrice de recherche à Paris School of Economics-Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae). Elle travaille sur l’impact de la libéralisation commerciale sur les pays en développement et sur les échanges agricoles. Codirectrice du master Politiques publiques et développement (EHESS-ENS PSL-ENPC), elle siège aussi au Comité directeur du Panel d’experts de haut niveau (HLPE) auprès du Comité des Nations unies sur la sécurité alimentaire (CFS).