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Gaz : pourquoi la Russie fait-elle monter les prix ?
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Gaz : pourquoi la Russie fait-elle monter les prix ?
Gazprom, principal fournisseur de gaz de l’Europe, se félicite d’une hausse historique des prix du gaz. Vladimir Poutine se dit désormais prêt à augmenter les exportations russes vers l’Europe. Une décision géopolitique.
Pierre Garrigues
© Bernd WüStneck/ZUMA Press/ZUM
« Les prix en Europe ont déjà battu tous les records possibles. Et peut-être même que, dans un futur proche, ces records seront battus à leur tour. » Ce qui enthousiasme Alexeï Miller, patron du géant énergétique Gazprom, détenu à 50,2 % par l’État russe, ravira sans doute moins les Français.
79,31 euros le mégawattheure. C’est effectivement un prix record qu’a atteint le 15 septembre le gaz sur le marché européen de référence.
Une hausse de 300 % depuis le début de l’année qui affole les gouvernements européens, à commencer par la France qui a, le 1er septembre, acté une hausse des tarifs gaziers de 8,7 %… puis une autre, le 1er octobre, de 12,6 %. Et a déjà prévu la distribution de« chèques énergie », gonflés de 100 euros supplémentaires, à 5,8 millions de ménages.
Éco-mots
Chèque énergie
Aide allouée par le gouvernement pour aider les ménages à régler leurs factures d’énergie ou payer des travaux énergétiques. Attribué sous condition de ressources, le chèque s’élève au minimum à 48 euros et au maximum à 277 euros. Cette année, les bénéficiaires du chèque énergie recevront en décembre, en plus du chèque, une aide supplémentaire de 100 euros.
Gazprom, de son côté, a enregistré entre avril et juin un chiffre d’affaires doublé sur un an, à 2 067 milliards de roubles (24 milliards d’euros).
Impossible pour l’Agence internationale de l’énergie (AEI) de ne pas réagir. « Sur la base des informations disponibles, la Russie remplit ses contrats de long terme vis-à-vis des pays européens, mais ses exportations vers l’Europe sont en baisse par rapport à leurs niveaux de 2019 », alertait le 21 septembre l’agence basée à Paris, exhortant Gazprom à « augmenter la disponibilité du gaz en Europe […] en préparation de la saison de chauffage hivernale ».
La demande explose…
La Russie est en effet le principal fournisseur extérieur de gaz européen (environ 40 % de part de marché en 2018) – on observe de grandes disparités entre pays : un peu plus de 20 % du gaz utilisé en France est russe, contre près de 40 % de la consommation allemande et plus de 80 % du en Hongrie.
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Gaz naturel
Extrait par forage, le gaz naturel est un hydrocarbure fossile créé à partir d’une matière organique vieille de plusieurs millions d’années. Il est inodore : afin de détecter les fuites de gaz, les industriels y ajoutent un odorant artificiel. La Russie, l’Iran et le Qatar disposent, dans cet ordre, des plus grandes réserves mondiales de gaz naturel, qui sert notamment au chauffage ou à la production d’électricité.
« Les prix flambent parce que la demande est revenue à son niveau pré-Covid depuis que l'on a appris à vivre avec l’épidémie, et parce que l’offre est contrainte, estime Thierry Bros, professeur à Sciences Po et spécialiste des questions énergétiques. C’est comme avec l’électricité : la demande est la même qu’en 2020, mais maintenant, la centrale nucléaire de Fessenheim est fermée… »
La demande en gaz naturel, traditionnellement forte en hiver, a été renforcée par plusieurs facteurs.
D’une part, la reprise de l’activité en Europe et surtout en Asie. « Il y a depuis quelques mois une concurrence sur le marché du gaz liquéfié, ou GNL, entre l’Europe et l’Asie, indique Francis Perrin, directeur de recherche à l’IRIS. Du fait de la reprise, les prix du gaz en Asie, très importatrice car faible productrice de gaz, ont beaucoup augmenté. Des méthaniers de GNL qui auraient pu arriver sur le marché européen ont préféré se diriger vers le marché asiatique, plus rémunérateur. »
D’autre part… la météo. En Angleterre, on peste ainsi contre le calme plat de ces dernières semaines. Lorsque les 11 000 éoliennes du pays cessent de tourner, une partie du secteur énergétique britannique également. D’ordinaire, 25 % de l’électricité consommée par les Anglais proviennent de ses équipements éoliens… qui n’en fournissent en ce moment que 7 %. D’où une demande en gaz naturel accrue afin de produire de l’électricité.
Éco-mots
Gaz naturel liquéfié
Le gaz naturel, une fois condensé à - 161°, devient liquide et ainsi plus facilement transportable, notamment sur des bateaux appelés méthaniers. En 2019, 12 % du gaz naturel produit dans le monde est acheminé de cette façon.
… L’offre est contrainte
Quant à la « contrainte » de l’offre, elle est due à la fois à une impréparation européenne et à une volonté stratégique de la Russie.
L’Europe paye la faiblesse de ses stocks en gaz naturel à l’approche de l’hiver. En France, ces réserves, « remplies à près de 90 % » selon le Premier ministre Jean Castex, devraient selon les opérateurs suffire aux 11 millions de clients pour passer la saison froide (traditionnellement très gourmande en gaz).
Dans le reste de l’Europe, la situation est toute autre : les stocks ne sont remplis qu’à 71 % en moyenne, contre 86 % en temps normal. Les stocks de l’Allemagne sont par exemple anormalement bas – Berlin n’a pas mis en place la même législation que la France, qui oblige les opérateurs à remplir leurs stocks à 85 % au moins avant l’hiver.
Il faut aussi chercher du côté de la Russie elle-même. « Les investisseurs privés de Gazprom n’ont pas assez fait pour la maintenance des champs gaziers durant la pandémie, juge Thierry Bros. Ils ont naturellement décliné, et la capacité de production s’en est trouvée réduite. » En outre, un incendie a ravagé début août une usine sibérienne de Gazprom, pour une chute de 3 % de la production annuelle du géant russe, selon les experts.
Le gaz, une « arme géopolitique » pour les Russes
Gazprom jouit pourtant d’un avantage conséquent par rapport à ses consœurs multinationales : possédée majoritairement par l’État russe, elle n’a pas à subir la pleine pression de ses actionnaires, et se permet de laisser de côté une partie de sa capacité de production, dite « inemployée » et équivalente à « environ 7 % » de sa production totale, d’après Thierry Bros.
Et les gisements russes sont encore relativement loin de la pénurie. Si elle le souhaitait, Gazprom aurait les moyens de rehausser ses exportations vers l’Europe.
« Les Russes respectent les contrats signés entre entreprises exportatrices et importatrices, indique Francis Perrin. Mais ces contrats prévoient une marge de manœuvre, et disons que Gazprom n’en fait pas forcément plus pour fournir une quantité supérieure de gaz à l’Europe - ce qui serait possible, mais pas obligatoire. »
Nicolas Goldberg, Senior Manager Energie et Environnement chez Colombus Consulting renchérit : « Les intérêts économiques sont subsidiaires, pour la Russie. Si son intérêt était purement économique, elle ouvrirait à fond les vannes de ses gazoducs, au prix où se vend la molécule de gaz en ce moment ! »
Un « moyen pour la Russie de prendre sa revanche », selon Nicolas Goldberg. Pour lui, la faiblesse des exportations gazières russes est une réponse aux tentatives de diversification européenne des fournisseurs. « Ces dernières années, l’Europe a construit massivement des terminaux méthaniers pour s’affranchir du gaz russe. Moscou dit à l’Europe : vous avez baissé vos importations de gaz russe, et bien, ce n’est pas chez nous qu’il faut venir sonner si les méthaniers n’accostent plus chez vous ! Le gaz est une arme géopolitique. »
Des enjeux stratégiques
La dernière pièce de ce puzzle géopolitique a un nom : Nord Stream II. Ce gazoduc de 1 230 km relie (comme son jumeau Nord Stream premier du nom, opérationnel depuis 2015), le terminal gazier de Oust-Louga dans la région de Saint-Pétersbourg, et la ville côtière allemande de Lubmin, depuis le 10 septembre. Nord Stream II double ainsi la capacité de transit de Nord Stream, de 55 milliards de m3 de gaz par an à 110 milliards de m3.
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L’idée russe est simple : réduire les exportations de gaz vers l’Europe via les gazoducs existants pour justifier Nord Stream 2, dont la mise en fonctionnement – « Pas avant 2024 », présage Thierry Bros – doit encore être avalisée par le régulateur allemand.
Un démarrage rapide du pipeline pourrait participer à rééquilibrer les prix du gaz en Europe, assurait d’ailleurs un porte-parole du Kremlin le 15 septembre.
« Cette explication est moins valable aujourd’hui qu’au début de l’année, lorsque les États-Unis s’opposaient au projet, nuance cependant Francis Perrin. Gazprom n’a plus vraiment besoin de forcer la main aux Allemands. Peut-être que les Russes cherchent simplement une hausse des prix. Pour eux, c’est tout bénéf. »
Les doutes russes sur la transition écologique européenne
La solution pourrait se trouver encore ailleurs, pour Thierry Bros, qui voit également dans cette hausse des prix gaziers à l’exportation une tape russe sur la main européenne, un peu trop confiante en la transition énergétique au goût du Kremlin…
« Les Russes montrent leur mécontentement face au rapport de l’AIE publié en août [qui préconisait la fin des investissements dans de nouvelles mines de charbon ou des puits de pétrole et de gaz] et au Green New Deal de la Commission européenne [et son objectif de ramener à zéro d’ici à 2050 les émissions de gaz à effet de serre en Europe] », explique le spécialiste.
« Le 11 août dernier, Joe Biden a été obligé de demander à l’Opep de produire plus de pétrole, s’attirant les critiques de ses alliés comme de ses opposants. Il a reconnu que la transition écologique n’allait pas assez vite. La Commission européenne n’a jamais rien fait de tel vis-à-vis de Gazprom. »
Les retards très politiques de Nord Stream II
Il aura fallu pour les Russes prendre leur mal en patience, tant le projet a été retardé par des enjeux stratégiques. À commencer par une forte opposition de pays de l’Est, menés par la Pologne, et redoutant le renforcement de la position déjà dominante de la Russie sur le marché énergétique européen.
Puis un « véto » américain indirect : une loi de 2017 menaçant d’amendes, de restrictions bancaires et d’exclusion aux appels d’offres américains toutes les sociétés européennes participant à la construction de gazoducs russes. « De la géopolitique dans le sens le plus épicier du terme, commente Thierry Bros. Les États-Unis craignaient sans doute que la Russie profite de cette nouvelle manne gazière pour financer son armée. »
Un véto finalement levé par l’administration Biden en mai 2021, à l’occasion d’une décision qui réjouit le gouvernement allemand… Mais fait grincer des dents du côté de l’Ukraine, pour laquelle Nord Stream II est synonyme de reroutage du gaz traversant jusqu’ici son territoire vers l’Europe de l’Ouest, et donc diminution de la taxe de transit, malgré un contrat sur le transit du gaz russe pour l’Europe via l’Ukraine, courant jusqu’en 2024.