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Environnement
Les crises servent-elles de freins ou d’accélérateurs pour la transition énergétique ?
Désorientée par la pandémie, puis par la guerre en Ukraine, l’Europe n’a jamais payé aussi cher sa dépendance aux énergies fossiles importées. Maintenir le cap climatique est la seule réponse possible, mais à quel prix, à quelle vitesse et dans quelle atmosphère ?
Quels sacrifices sommes-nous prêts à consentir pour financer, exécuter et assumer la transition énergétique, c’est-à-dire une gigantesque décarbonation de l’économie et de la société ? C’est le sujet qu’a choisi de traiter la rédaction de Pour l’Éco ce mois-ci. À retrouver en kiosque et en ligne.
« Ce n’est pas exagérer que de dire que cette crise, ce choc énergétique de 2022, est comparable en intensité, en brutalité, au choc pétrolier de 1973. » Le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, avait la mine grave, le 9 mars dernier, quand il a convoqué, devant ses homologues européens, le douloureux souvenir de l’embargo pétrolier infligé par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep).
Quels sacrifices sommes-nous prêts à consentir pour financer, exécuter et assumer la transition énergétique, c’est-à-dire une gigantesque décarbonation de l’économie et de la société ? C’est le sujet qu’a choisi de traiter la rédaction de Pour l’Éco ce mois-ci. À retrouver en kiosque et en ligne.
« Ce n’est pas exagérer que de dire que cette crise, ce choc énergétique de 2022, est comparable en intensité, en brutalité, au choc pétrolier de 1973. » Le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, avait la mine grave, le 9 mars dernier, quand il a convoqué, devant ses homologues européens, le douloureux souvenir de l’embargo pétrolier infligé par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep).
Presque 50 ans plus tard, l’Europe est à nouveau menacée par les rationnements énergétiques, les prix qui déraisonnent, l’activité qui s’enlise.
La cause profonde tient à son extrême dépendance aux énergies fossiles, qu’elle importe pour la plupart, et qui représentent toujours plus de 70 % de son mix énergétique. « Mais si l’on veut être plus précis, le Vieux Continent traverse en fait une triple crise dont il ne sortira pas indemne », promet l’économiste Thomas Grjebine, du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii).
Un choc, des crises
La plus médiatique et la plus dramatique d’entre elles a éclaté le 24 février dernier, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine. En Europe, 41 % du gaz, 29,6 % du pétrole et 46,7 % du charbon viennent de Russie et l’UE s’est immédiatement retrouvée dans une position intenable.
Pour cesser d’irriguer l’économie de guerre de Vladimir Poutine, les 27 pays membres se dirigent de plus en plus sûrement vers un embargo total sur toutes les énergies fossiles vendues par le Kremlin.
Mais couper les liens avec son principal fournisseur d’énergie est une gageure inédite, d’autant plus difficile que la reprise économique post-Covid a déjà mis le feu aux marchés de l’énergie internationaux.
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Alors que le monde était à l’arrêt depuis plusieurs mois, « les plans de relance très énergivores sont venus brutaliser une offre d’énergie qui se reconstituait à peine », se souvient Thomas Grjebine. Pendant l’année 2021, les prix de l’énergie ont bondi de 26 % dans la zone euro et l’inflation a dépassé les 5 % pour la première fois depuis 25 ans.
Pour finir, l’Europe paie aussi les conséquences d’une transition énergétique montée à l’envers. « Depuis une décennie, les investissements dans les énergies polluantes ont été freinés sans que les alternatives aient pu prendre le relais sur un rythme suffisant », constate Thomas Grjebine.
Résultat, les prix des énergies fossiles sont devenus de plus en plus élevés, mais aussi de plus en plus instables. « Les investissements actuels dans les combustibles fossiles sont pris entre deux mondes », confirmait récemment l’Agence internationale de l’énergie dans son bilan de l’année 2021. « Ils ne sont ni assez élevés pour satisfaire la demande actuelle, ni assez bas pour correspondre à nos objectifs climatiques. »
L’UE dans l’impasse
« Dans l’immédiat, l’Europe est dans une impasse énergétique », constate Nicolas Goldberg, expert Énergie & Environnement du cabinet Colombus Consulting. « La priorité, désormais, est de sécuriser l’approvisionnement en énergie à court terme, avec des options qui sont très limitées. » En clair, « en dehors des rationnements, une partie des solutions est encore plus polluante ».
De fait, la perspective de manquer de gaz pour la production d’électricité a déjà bénéficié au charbon, de loin l’énergie la plus émettrice.
Plusieurs pays dont la France, l’Italie, l’Allemagne, la Grèce ou la Bulgarie ont levé les restrictions sur son utilisation. D’autre part, l’Union européenne a également engagé la diversification des approvisionnements en gaz avec une priorité donnée au gaz américain transporté sous forme liquide (GNL).
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Comme il est issu en grande partie de gaz de schiste, son empreinte climatique est 2,5 fois supérieure au gaz conventionnel importé par pipelines.
Surtout, « toutes ces mesures présentées comme temporaires font courir le risque de s’ancrer dans une dépendance accrue et de long terme aux énergies fossiles », avertit Neil Makaroff, responsable des politiques européennes au sein du Réseau action climat (RAC).
Alors que l’Allemagne a engagé en urgence la construction de deux terminaux méthaniers pour réceptionner du gaz par la mer et que l’Italie réfléchit à doubler la capacité du pipeline qui la relie à l’Azerbaïdjan, « on peut difficilement croire que tous ces milliards seront investis pour un usage temporaire », pointe-t-il.
« À l’arrivée, on peut craindre que la diversification des sources d’approvisionnements, théoriquement souhaitable, entraîne pratiquement une hausse globale de la production d’énergie fossile », confirme Thomas Grjebine.
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L’inaction coûterait (beaucoup) plus cher
Le 4 avril dernier, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a complété son dernier rapport consacré aux solutions pour contenir l’emballement climatique. Dans ce dernier volet, qui compile plus de 18 000 publications scientifiques, les experts estiment par exemple que pour contenir la hausse des températures à un niveau gérable (1,5 °C au-dessus des normales pré-industrielles), le monde devra inverser définitivement la courbe des émissions de CO2 avant 2025.
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Or, celles-ci ont encore bondi de plus de 6 % en 2021, atteignant un nouveau record.
La priorité, selon le GIEC, est de rompre immédiatement avec les énergies fossiles, qui représentent près de 75 % de nos émissions actuelles. « Les infrastructures d’énergies fossiles représentent à elles seules plus d’émissions que ce que nous pouvons nous permettre au total », alerte Franck Lecocq, directeur du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired) et coauteur du rapport.
« Tenir nos objectifs climatiques suppose de fermer ces centrales prématurément », insiste-t-il. Heureusement, les alternatives renouvelables sont disponibles et affichent déjà un taux de déploiement exponentiel.
L’avantage économique de prévenir le réchauffement est bien supérieur au coût de l’atténuation. « La majorité des études montre qu’une réduction des émissions entraînera un modeste ralentissement de la croissance économique, mais c’est sans compter les nombreux cobénéfices à maintenir un climat vivable », souligne Franck Lecocq.
Au niveau global, les pertes d’emplois dans les régions et les secteurs les plus émetteurs seront compensées par de nouveaux emplois, prédit le GIEC. « Le bilan net est globalement positif, mais ce ne sera pas forcément vrai à des échelles plus fines, prévient le directeur du Cired.
La transformation sera très importante, avec des enjeux difficiles à gérer pour que chacun retrouve sa place dans un monde décarboné ».
Convergence climato-stratégique
Exactement dans le même temps, la plupart des experts reconnaissent pourtant que la transition énergétique est la seule solution qui vaille à moyen terme. « La convergence est désormais très nette entre nos objectifs climatiques et stratégiques », insiste Carole Mathieu, en charge des politiques européennes à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
« La dépendance européenne aux fossiles était un problème pour le climat, maintenant, c’est aussi un danger pour sa sécurité », confirme Nicolas Berghmans, chercheur en politiques climatiques et énergétiques à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). « Si elle se contente de trouver du gaz ailleurs, l’Europe passera d’une dépendance à une autre. »
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Éco-mots
Greenflation (inflation verte)
Hausse des prix qui découlerait de la transition écologique, d’abord parce que les alternatives bas-carbone sont plus chères, ensuite parce que la demande de certains métaux utilisés dans les voitures électriques ou les éoliennes fait grimper les cours des matières premières. Dans la crise actuelle, toutefois, ce sont bien les énergies fossiles qui tirent les prix à la hausse et le développement de technologies vertes, en particulier les énergies renouvelables, pourrait même avoir un effet déflationniste.
« Surtout, l’Europe a déjà les clés pour accélérer sa transition », rappelle Neil Makaroff, du Réseau action climat. Dans le cadre de son pacte vert européen (green deal), l’Union européenne travaille actuellement sur une vingtaine de textes législatifs destinés à réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 (par rapport à 1990).
L’occasion est trop belle pour ne pas en profiter. La Commission européenne a déjà proposé de rehausser les objectifs d’énergies renouvelables de 40 à 45 % d’ici à 2030 et réexamine actuellement ses objectifs d’efficacité énergétique (rénovation des logements, des modes de chauffage, etc.).
Enfin, elle détaillera à la mi-mai son plan REPowerEU, destiné à bannir les fossiles russes au plus vite. « C’est là que l’on verra si elle se donne fondamentalement les moyens d’accélérer », espère Nicolas Berghmans, de l’Iddri.
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Aides aux plus vulnérables
Dans tous les cas, l’Europe marche à présent sur une ligne de crête pour accélérer la transition de façon socialement acceptable au moment même où la flambée des prix de l’énergie risque de faire basculer 80 millions d’Européens dans la précarité énergétique.
« C’est un peu la quadrature du cercle, concède Thomas Grjebine. Des prix de l’énergie élevés sont à la fois indispensables pour encourager la transition écologique, mais en même temps inacceptables pour la frange la plus précaire de la population. »
Pour Nicolas Berghmans, l’accompagnement des ménages et des entreprises est en effet crucial : « Il faut exposer les acteurs aisés et cibler les aides vers les plus vulnérables. » Mais pour Thomas Grjebine, « l’argument selon lequel les perdants de la transition écologique pourraient être parfaitement compensés est en partie illusoire ».
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Dans le pire des cas, une mauvaise compréhension de ces politiques publiques pourrait avoir l’effet désastreux de susciter le rejet de la transition énergétique par la population. Le gouvernement français en sait quelque chose depuis que la hausse de la taxe carbone a jeté des milliers de « gilets jaunes » dans les rues, à l’hiver 2018.
Mais prendre à son entière charge la hausse des prix comme il l’a fait depuis septembre dernier n’est pas tenable non plus. Ses mesures à large spectre (bouclier tarifaire sur l’électricité, ristourne à la pompe) sont à la fois terriblement coûteuses – au moins 30 milliards d’euros sur 2022 – et inefficaces.
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Espérons que leur transformation en mesures plus ciblées sera la priorité du nouveau gouvernement.
Réindustrialiser, vraiment ?
Depuis que la crise sanitaire a fragilisé les chaînes d’approvisionnements mondiales, plusieurs pays de l’Union européenne souhaitent reconquérir leur souveraineté industrielle.
Mais la crise énergétique, qui frappe tout particulièrement l’Europe, leur complique sérieusement la tâche. Pire, « il y a désormais une vraie question sur le devenir de l’industrie européenne », s’inquiète Carole Mathieu, de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
« On avait déjà une problématique de compétitivité par rapport à l’Asie qui est sérieusement aggravée. Clairement, les acteurs européens nous signalent aujourd’hui qu’ils sont dans une situation critique », poursuit-elle.
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Si la flambée des coûts s’accentue, une partie de l’industrie européenne devra probablement mettre son outil de production à l’arrêt. Pour un pays industrialisé comme l’Allemagne, cela ferait craindre la récession économique et « menacerait la paix sociale », a averti la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock.
Là-bas, l’adoption de mesures d’accompagnement à destination des consommateurs industriels fait partie des priorités.
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