« L’Ukraine est le principal fournisseur de blé du Liban, et le pays a seulement un mois de stock », a exposé Marc Zribi, chef de l’unité grains et sucre chez FranceAgriMer, le 9 mars lors d’une conférence de presse. Le même jour, en Irak, des manifestations avaient lieu face à l’augmentation du prix de la farine et des huiles alimentaires.
Ensemble, la Russie et l’Ukraine représentent 30 % des exportations mondiales de blé. La guerre a fait exploser les cours déjà hauts, mettant en difficulté les pays très dépendants des importations, en particulier en Afrique et au Moyen-Orient.
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« Le 23 février au soir, le blé était à 294 €/t. La semaine suivante, on a touché les 400 €/t », relate Christelle Tailhardat, secrétaire générale du Synacomex (syndicat des entreprises exportant et important des céréales, grains, oléo-protéagineux, légumes secs et produits dérivés).
Ce niveau de prix est historique. « En dollars, on est au même niveau que 2008, à 12-13 USD le boisseau. En euros, c’est plus important : près de 400 €/t, contre 300 €/t en 2008 », compare Pierre-Antoine Allard, responsable du service commercial collecte chez Océalia, coopérative charentaise.
Il y a quatorze ans, ces niveaux de prix avaient entrainé des émeutes de la faim, et participé à la naissance des printemps arabes.
Offre déséquilibrée
La spéculation sur les marchés alimentaires avait alors été notamment accusée. En 2022, pour les experts interrogés, la situation est différente.
« Le marché à terme du blé est basé sur l’offre et la demande et la spéculation, explique Christelle Tailhardat. Y interviennent des marchands de grains et des spéculateurs. Ces derniers sont intéressés par la volatilité des cours. En l’occurrence, ils ne font que monter. C’est vraiment l’offre et la demande qui pilote la hausse des cours ». Or les belligérants sont deux très gros exportateurs.
« Il y a une double préoccupation pour le marché : le devenir des volumes actuels en Ukraine et en Russie, et la récolte ukrainienne de l’an prochain, car on ne sait pas ce qui pourra être semé », observe Sébastien Abis, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de géopolitique alimentaire.
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Les exportations de blé se font depuis les ports de la mer Noire et de la mer d’Azov, notamment Odessa, en Ukraine. Avec la guerre, plus aucun bateau ne part. « Les céréales sont bloquées, les chargements n’ont pas lieu sur les contrats passés », résume Denis Beauchamp, responsable céréales d’une coopérative en Auvergne.
D’après FranceAgriMer, avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier, il restait à exporter environ 6 Mt de blé et 15 Mt de maïs au départ d’Ukraine et 12 Mt de blé et 3 Mt de maïs au départ de Russie.
Source : FranceAgriMer, d’après UAC
Au 17 février 2022, plus de 20 Mt de céréales étaient bloquées en Ukraine
Or ces volumes, certains pays, très dépendant des importations, en ont désespérément besoin. « L’Egypte, le Liban, la Turquie, la Somalie, l’Arménie ou encore le Kazakhstan s’approvisionnent pour trois quarts de leurs volumes auprès de la Russie et de l’Ukraine », illustre Sébastien Abis. Les volumes originaires de la mer Noire sont habituellement bien placés en termes de prix face aux blés d’Europe de l’Ouest.
L’Egypte est le premier importateur mondial de blé tendre*
Source : FranceAgriMer, d’après CIC et Reuters. *(blé destiné à faire du pain)
Chez les importateurs, l’inquiétude monte face aux prix exorbitants et au risque de ne pas trouver les volumes.
Pour les pays du Maghreb, c’est la double peine : des prix au plus haut, et de mauvaises récoltes localement. « Il y a eu une sécheresse historique au Maroc et dans l’ouest de l’Algérie », explique Pierre-Antoine Allard. Chacun cherche de nouveaux fournisseurs. En pratique, les pays demandeurs fonctionnent avec des appels d’offre, via des opérateurs étatiques, ou privés.
En Algérie, c’est l’office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC), organisme d’Etat, qui s’en occupe. « Il y a un appel d’offre par mois, explique Christelle Tailhardat. Le matin, on envoie nos prix avec les quantités à offrir ». Les volumes demandés sont conséquents : entre 550 000 et 700 000 tonnes mensuelles de blé tendre, qui sert à faire la farine pour le pain.
Appel d'offre
Un commanditaire lance un appel d'offres afin de mettre en concurrence plusieurs entreprises pour une même prestation. Il y décrit plusieurs conditions dans un cahier des charges avec ses besoins, ses exigences et contraintes. Cette procédure est obligatoire pour l'attribution à une entreprise d'un marché public.
En mars, au vu des cours, l’Algérie a décidé de prolonger son appel d’offre sur deux jours au lieu d’un, en espérant que ce serait mieux le lendemain. La Tunisie a carrément abandonné son appel d’offre bimestriel, avant de revenir, en demandant des volumes moins importants.
Quant à l’Egypte, mi-mars elle tardait toujours à conclure. « Ils vont devoir revenir, et les prix n’ont pas baissé, analyse Christelle Tailhardat. Et on va arriver au bout en termes de volumes disponibles ».
En pratique, les récoltes sont en parties vendues avant d’être effectivement rentrées dans les silos. Des engagements sont déjà pris sur des blés qui doivent être récoltés en France en juillet prochain. Les quelques volumes restants actuellement en stocks partent vite.
« En quinze jours, on a beaucoup vendu. Normalement, on aurait continué jusqu’à juin, on va arriver au bout plus vite. Mais cela aurait été déraisonnable et immoral de ne pas vendre », pose Pierre-Antoine Allard.
10 M€ en plus par bateau
Mi-mars, les cours s’était un peu calmés, ajoute le responsable du service commercial collecte. Le Matif (marché à terme international de France) affichait le 16 mars au soir un blé à 363,5 €/t, et Chicago moins de 11 USD/boisseau.
Reste que pour les acheteurs, la facture est salée. « Sur un Panamax, avec une capacité de 65 000 t, si l’on prend une hausse du prix du blé de 140 €/t, cela fait presque 10 millions d’euros en plus pour chaque bateau, illustre Sébastien Abis. Sachant que l’Egypte doit encore prévoir une centaine de bateaux d’ici juin ».
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Pour l’expert en géopolitique alimentaire, le premier acheteur mondial de blé devra faire face à des répercussions sur son marché intérieur, « sauf si le gouvernement arrive à geler les prix avec des subventions. Mais ce n’est pas l’Europe, les limites budgétaires ne sont pas les mêmes ».
La situation de la Tunisie est particulièrement préoccupante. « IIs ont subi une sécheresse cette année, le pays est endetté, analyse Sébastien Abis. On ne sait pas si le gouvernement aura les moyens de gérer la situation ».
« Le prix de la nourriture, c’est souvent l’étincelle »
Est-on face à un risque de famine ? Sébastien Abis préfère parler d’insécurité alimentaire. Une difficulté qui vient tendre des situations déjà compliquées, avec le Covid, et une flambée des prix des matières premières.
Un embrasement avec des émeutes n’est pas à exclure. Pour le chercheur de l’IRIS, « le prix de la nourriture, c’est souvent l’étincelle », dans un contexte déjà tendu. Outre les volumes actuellement disponibles et leur prix, la guerre va impacter la production agricole de l’Ukraine.
Les semis de tournesol et de maïs doivent être fait sous peu, une gageure vu le contexte, sans main d’œuvre, avec des pénuries de carburant, d’engrais, de pesticides… Sans compter les zones inaccessibles. « Quand bien même il y aurait des semis, rien ne garantit que la récolte puisse se faire, et ensuite atterrir sur les marchés », alerte Sébastien Abis.
Les ports sont endommagés, et il faudra du temps pour les remettre en état. « Le train remplace difficilement le bateau : un wagon c’est 70 tonnes, il en faut beaucoup pour faire un bateau », illustre l’expert.
Seule note plus positive : face à des prix si élevés sur les produits agricoles, la demande va s’adapter. « Il y a des pistes de consommation qui vont disparaître », analyse Pierre-Antoine Allard. Normalement, le signal prix détruit de la demande ».
Signal-prix
Le prix est réputé être un signal inconsciemment et/ou consciemment perçu par l'acheteur/consommateur. Ce signal peut orienter les choix de consommation et certains comportements. C'est un concept particulier mobilisé en économie de l'environnement pour favoriser des changements de comportement (éco-taxes...)
Notamment, en réduisant la concurrence avec d’autres usages, comme l’alimentation du bétail, en réduisant les cheptels, et l’énergie, avec moins de biocarburants. « Aux Etats-Unis, ils se posent la question de réduire l’incorporation de bioéthanol », rapporte Pierre-Antoine Allard. Même si la guerre se termine demain, les impacts sur les marchés alimentaires mettront du temps à se résoudre.
L’Europe cherche aussi d’autres fournisseurs
Si la France est un grand pays agricole, avec une production excédentaire, la situation est plus nuancée en Europe. « L’Espagne, l’Italie et le Portugal sont dépendants d’Ukraine », illustre Christelle Tailhardat. En particulier pour le maïs, qui sert à nourrir les animaux.
« Ils essaient de faire bouger les lignes pour les importations », ajoute la déléguée générale du Synacomex. Notamment pour pouvoir faire venir du maïs OGM. « L’Europe importe 50 % du maïs qu’elle consomme, principalement d’Ukraine et du Brésil », chiffre Céline Imart, agricultrice et administratrice d’Intercéréales (interprofession des céréales).
La situation va être très tendue pour l’huile de tournesol : « L’Ukraine, c’est 80 % des exportations mondiales », chiffre Denis Beauchamp.