Avec une récolte de blé estimée à près de 78 millions1 de tonnes pour 2020-2021, la Russie continue de battre des records. Il y a quelques années, la situation était bien différente.
Le secteur agricole a été dévasté progressivement par les méthodes agricoles soviétiques (1917-1991), « elles ont eu un impact profond sur les capacités de production », explique Matthieu Brun, chercheur en sciences politiques à Bordeaux et membre du groupe de réflexion Demeter.
Voilà pourquoi, durant les premières décennies post-URSS (1990-2000), la production est encore assez faible tandis qu’une crise financière conduit à l’effondrement du rouble. Pour nourrir sa population, la Russie est contrainte d’importer massivement des céréales, de la viande ou du lait en provenance de l’Union européenne.
Géopolitique alimentaire
Toutefois, il s’agit d’une parenthèse. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le pays est connu pour ses grandes terres productives. Arrivé au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine s’engage à redynamiser la production.
Ce sera finalement un incident diplomatique et géopolitique qui permettra le retour en fanfare de Moscou sur les marchés céréaliers internationaux. En réponse aux sanctions imposées à la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014, Poutine décrète un embargo sur les produits alimentaires importés, ce qui booste la production russe.
« On était déjà dans une dynamique de développement, mais il a fallu mettre les bouchées doubles pour remplacer les produits importés par une production nationale », résume Matthieu Brun. Pour « moderniser les équipements agricoles, améliorer la logistique et les industries de transformation ».
Ainsi, comme le précise une étude de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), un programme d’État, doté de 26 milliards de dollars, est lancé entre 2008 et 2012. Ce qui permet l’agrandissement des surfaces d’exploitation et le développement d’énormes « agroholdings » subventionnées, recouvrant des centaines de milliers d’hectares. Un second plan d’investissement de 52 milliards de dollars, pour la période 2013-2020, permet ensuite « un réel décollage des productions agricoles russes ».
Aujourd’hui, le blé représente 12 % de la surface cultivée russe, soit environ 30 millions d’hectares. À titre de comparaison, c’est un peu moins de cinq millions2 d’hectares en France. Certes, les rendements tricolores sont deux fois meilleurs (sept tonnes de blé par hectare contre environ 3,5 tonnes en Russie), mais la France ne peut pas produire autant que la Russie.
Face à la France en Algérie
Avec le contre-blocus de 2014, Vladimir Poutine vise l’autonomie alimentaire de la Russie, mais le dirigeant met également au premier rang de ses priorités une « diplomatie du blé » pour nouer des liens avec les pays étrangers.
« Politique de sécurité alimentaire »
C’est au nom de ce concept que la Russie a restreint, voire interdit temporairement, les exportations de blé pendant la crise du Covid-19. L’objectif est de garantir la consommation nationale (pour la population comme pour le bétail). La Russie et d’autres pays dont la Chine invoquent la priorité nationale depuis le début des années 2000 pour contourner les règles du libre-échange.
Pour favoriser les exportations, des « investissements colossaux sont faits dans le fret, les chemins de fer, les infrastructures portuaires, les silos de stockage notamment sur le pourtour de la mer Noire », détaille Caroline Dufy, maître de conférences à Sciences Po Bordeaux et autrice d’un ouvrage à paraître sur le blé russe. « C’est impressionnant d’observer le redressement productif très rapide du pays. En quelques années, la Russie est passée d’importateur net au premier rang mondial des exportateurs de blé. »
« Poutine aime répéter que l’on retrouve du blé russe dans une centaine de pays », complète Matthieu Brun. Pour 2020-2021, pas moins de 37,5 millions de tonnes de blé russe seront exportées dans le monde. Le pays est l’un des principaux fournisseurs du Maghreb, du Machrek, de l’Égypte ou de l’Algérie. La Russie vise les mêmes marchés que la France. « Voilà pourquoi la production russe inquiète », analyse Caroline Dufy.

La France reste très bien placée sur les marchés céréaliers mondiaux, son blé étant reconnu pour sa qualité, mais les coûts de production, en particulier la main-d’œuvre, sont nettement moins compétitifs que ceux du concurrent russe. À quoi s’ajoutent des contraintes sanitaires et environnementales plus lourdes en Europe.
Le rêve chinois
Là où la Russie, grande comme 34 fois la France, se trouve désavantagée, c’est dans les transports. De lourds investissements sont réalisés pour faciliter les exportations, notamment vers les marchés asiatiques.
Les « nouvelles routes de la soie » (vaste réseau de routes maritimes et terrestres autour de la Chine) pourraient en effet dessiner « une nouvelle géographie des marchés céréaliers, admet Matthieu Brun. La Chine dépend énormément de l’extérieur pour son approvisionnement alimentaire. Et l’idée de Xi Jinping est autant de charger des trains avec des produits manufacturés chinois que de ramener depuis l’étranger des produits agricoles. »
Le changement climatique pourrait également ouvrir une brèche. Avec la hausse des températures, de nouvelles surfaces productives apparaissent au niveau de la Sibérie. « Ceci permettra de planter du blé l’hiver et ce n’est pas négligeable », explique Caroline Dufy. Bien que les dérèglements climatiques puissent avoir par ailleurs des conséquences négatives, comme de nouvelles maladies sur les céréales.
En tout cas, « il n’y a pas de raison pour que le potentiel de production russe soit diminué, conclut l’experte. À l’avenir, la Russie va consolider sa place sur les marchés internationaux tout en essayant de garder un équilibre avec sa consommation intérieure. »
Nouveau défi : produire du bio crédible
Alors que la demande en bio augmente partout dans le monde, la Russie entend bien en profiter. « Cela ne représente qu’environ 1 % de la production actuelle de blé russe, explique Matthieu Brun, chercheur en sciences politiques. Mais il y a un énorme marché international à saisir. »
Vladimir Poutine a d’ailleurs affiché son intention de se positionner sur l’export. Du blé bio russe part déjà vers les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Pas question de s’arrêter là : une législation a été adoptée en janvier 2020 et Moscou a comme objectif 30 millions d’hectares consacrés au bio.
Pour cela, l’importante réserve foncière russe est un avantage. Contrairement à la France, où les exploitations mettent souvent plusieurs années pour se convertir au bio, en Russie, des terres qui n’ont jamais été cultivées sont disponibles.
Mais pour peser sur le marché international, Moscou devra mettre en place un système de traçabilité répondant aux exigences de l’UE, cliente privilégiée. « L’agriculture biologique a un cahier des charges strict, prévient Matthieu Brun. On ne peut pas faire du bio au rabais. »
Sources
1. D’après le ministère de l’Agriculture des États-Unis (USDA). Ses chiffres ne comprennent pas les récoltes de la Crimée, car l’annexion de cette région par la Russie n’est pas reconnue par Washington.
2. 4,4 millions d’hectares de blé tendre pour la saison 2020-2021, d’après France Agrimer, organisme affilié au ministère de l’Agriculture français.