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La sécurité sociale alimentaire, utopie ou idée géniale pour lutter contre la précarité ?
Environnement
La sécurité sociale alimentaire, utopie ou idée géniale pour lutter contre la précarité ?
Sélection abonnésLa Sécurité sociale de 1945 avait métamorphosé l’hôpital. Son pendant alimentaire n’est encore qu’une idée, mais elle émerge comme une solution durable à la précarité alimentaire de nombreux Français et comme un levier de qualité pour la production.
Estelle Pereira
© Getty Images
À retrouver dans notre dernier numéro, en kiosque et en ligne.
Patates douces, oignons rouges et courges butternut s’exposent en abondance sur l’étal de Lucas Théodose, jeune maraîcher fraîchement installé à Saint-Lattier, une commune rurale de l’Isère. Les visiteurs profitent du marché-guinguette de la ferme collective La Clef des sables pour faire le plein de fruits et légumes bio.
Responsable du pôle maraîchage, Lucas s’avoue chanceux : « J’ai vu tellement de collègues s’épuiser, bosser 50 heures par semaine à cause de la productivité à tenir pour rembourser leurs crédits, sans parvenir à se dégager un revenu. »
Grâce à son collectif, il a pu bénéficier d’un accès à un lopin de terre et à des outils mécaniques pour son installation. Bien qu’il touche du doigt sa vision idéale du métier, il y a encore un hic : ses produits frais ne vont qu’à une partie de la population, celle qui est plutôt aisée et sensibilisée à l’alimentation saine.
À retrouver dans notre dernier numéro, en kiosque et en ligne.
Patates douces, oignons rouges et courges butternut s’exposent en abondance sur l’étal de Lucas Théodose, jeune maraîcher fraîchement installé à Saint-Lattier, une commune rurale de l’Isère. Les visiteurs profitent du marché-guinguette de la ferme collective La Clef des sables pour faire le plein de fruits et légumes bio.
Responsable du pôle maraîchage, Lucas s’avoue chanceux : « J’ai vu tellement de collègues s’épuiser, bosser 50 heures par semaine à cause de la productivité à tenir pour rembourser leurs crédits, sans parvenir à se dégager un revenu. »
Grâce à son collectif, il a pu bénéficier d’un accès à un lopin de terre et à des outils mécaniques pour son installation. Bien qu’il touche du doigt sa vision idéale du métier, il y a encore un hic : ses produits frais ne vont qu’à une partie de la population, celle qui est plutôt aisée et sensibilisée à l’alimentation saine.
« J’ai l’impression d’être en permanence pris en tenaille entre bien faire mon travail, me rémunérer et faire en sorte que ma production soit accessible à tous. Dans les faits, je le sais bien, beaucoup de citoyens n’ont pas les moyens d’acheter une nourriture de qualité », analyse le maraîcher. La conjoncture actuelle lui donne raison.
Selon le Secours Populaire, cinq à sept millions de personnes ont eu recours à l’aide alimentaire en 2020. Alors, quand il entend parler du projet de Sécurité sociale de l’alimentation (SSA), il est tout de suite séduit : « Enfin un projet qui propose des solutions systémiques aux enjeux alimentaires ! ».
150 euros crédités sur la carte vitale pour lancer l'opération
Depuis deux ans, le Collectif national pour une SSA, composé d’associations d’éducation populaire, d’ingénieurs agronomes ou encore d’organisations professionnelles agricoles, se réunit régulièrement pour réfléchir à la création d’une nouvelle branche de la Sécurité sociale dédiée à l’alimentation, en plus des branches Famille, Maladie, Accidents du travail, Retraite et bientôt Dépendance.
Une réponse macroéconomique d’ampleur, nécessaire selon eux pour réformer un modèle agricole « injuste et à bout de souffle ». Ils veulent construire cette Sécu alimentaire sur trois piliers fondateurs : un dispositif universel, un conventionnement des produits organisé démocratiquement et un financement assis sur une nouvelle cotisation sociale.
Pour lancer cette politique, le collectif propose 150 euros par mois et par personne, crédités sur la carte Vitale, sans distinction de revenus. Ce qui représenterait une part conséquente du panier alimentaire moyen des Français, évalué à 225 euros par mois et par personne. Cela reviendrait, selon leurs calculs, à environ 120 milliards d’euros par an.
Les produits alimentaires qui pourraient être achetés via ce mécanisme seraient déterminés localement et collectivement, grâce à la mise en place de comités locaux par tirage au sort et d’un système de conventionnement « qui doit permettre d’assurer une orientation par les citoyens de la production agricole et alimentaire […] et ainsi transformer l’offre actuelle », résume le collectif sur son site internet, tout en garantissant aux producteurs un prix de revient minimum.
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Sur le financement d’une future SSA, le débat ne fait que commencer. Il s’agirait de créer une nouvelle cotisation.
Le Réseau Salariat penche pour un prélèvement au niveau de la valeur ajoutée de tous les acteurs économiques et pas seulement des entreprises. Aujourd’hui, pour faire tourner le régime général des retraites, du chômage et de la santé, les cotisations sont calculées sur la masse salariale d’une entreprise. Il s’agirait, cette fois, de faire participer les entreprises employant peu de salariés, mais un gros capital financier.
En prélevant, avant le paiement des salaires, des remboursements d’emprunt, du versement des dividendes ou des investissements. Sur les chiffres de 2017 – 2 157 milliards d’euros de valeur ajoutée en France –, en prélevant 5 % sur cette somme totale, on serait déjà à 107 milliards.
Ingénieurs sans Frontières réfléchit de son côté à une cotisation progressive au niveau du salaire net, en excluant les 40 % des salaires les plus bas.
Le soin par l’alimentation
Pour comprendre la philosophie de la SSA, il faut renouer avec l’histoire de sa grande sœur, la Sécurité sociale, créée par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Ambroise Croizat, ministre communiste issu du monde ouvrier, installe en quelques mois, avec l’appui de la CGT, 123 Caisses d’allocations familiales (CAF) réparties sur l’ensemble du territoire.
Jusqu’en 1967, elles sont gérées majoritairement par des salariés syndiqués dont la responsabilité est de redistribuer les cotisations sociales selon l’adage « chacun cotise en fonction de ses revenus et reçoit selon ses besoins ».
Une large part des cotisations serviront également à l’investissement et à la construction des Centres hospitaliers universitaires (CHU).
« Avant-guerre, l’hôpital était un lieu où on allait mourir. C’est devenu, dans les années 1960, un endroit où l’on a soigné les gens et engagé du personnel qualifié. Nous voulons opérer le même basculement avec l’agriculture, avec l’idée qu’il faudrait mettre trois fois plus de monde à travailler dans les champs, dans de bonnes conditions, si l’on veut arrêter de maltraiter la nature et notre nourriture et créer une vraie économie du soin par l’alimentation », développe Patrick Bastid, adhérant au Réseau Salariat, association participant au Collectif pour une SSA.
L’aide alimentaire en procès
Dominique Paturel, chercheuse à l’Inrae et membre du collectif Démocratie alimentaire s’intéresse à la SSA en 2013 quand elle constate la présence d’agriculteurs dans les files d’attente des Restos du cœur : « Ce jour-là, je me suis dit que la France avait un vrai problème avec le droit à l’alimentation, qui est pourtant un droit de l’homme reconnu par le droit international. »
Elle dénonce l’effet pervers induit par la défiscalisation des dons en aide alimentaire effectués par les entreprises de l’agro-industrie : « Les gros volumes de production permettent aux entreprises de toujours diminuer leurs coûts de production, tout en invoquant la nécessité de nourrir les pauvres. » Notons que si elle existait, la SSA serait en concurrence directe avec l’aide alimentaire.
Pour ses travaux, notamment sur le droit à une nourriture durable, Dominique Paturel sera auditionnée par la députée du Finistère (LREM) Sandrine Le Feur. En pleine crise sanitaire, l’élue a réalisé un rapport sur la souveraineté alimentaire qui préconise une expérimentation locale de la SSA et l’inscription du droit à l’alimentation dans la Constitution.
Également agricultrice, la députée estime que les réformes successives de l’aide alimentaire, comme la création du chèque alimentaire pour les ménages les plus modestes, « ne sont que des pansements. On ne résout toujours pas le problème de fond, à savoir les traités commerciaux qui tirent vers le bas les prix des matières premières ».
Seule personnalité politique à ce jour à défendre publiquement la SSA, elle plaide pour une réforme en profondeur des traités signés par la France : « Il existe dans notre pays une tradition protectrice de l’agriculture. Ne pourrions-nous pas initier la création d’un statut, une sorte d’exception agricole-alimentaire, pour sortir l’alimentation de la logique de compétitivité-prix ? ».
Financer l’investissement dans la qualité
« Aujourd’hui, les politiques s’intéressent juste au fait que les gens mangent, sans leur demander ce qu’ils ont envie de manger », pointe Morgane Laurent, sociétaire au sein de L’Atelier Paysan, une coopérative d’auto-construction d’outils agricoles, membre du collectif.
Pour l’organisme, la SSA n’est pas « une solution miracle », c’est un « outil » qui aura vocation à transformer progressivement l’agriculture. « Elle doit être associée à d’autres mesures, comme la mise en place d’un prix minimum d’entrée des produits venant de l’étranger, afin d’interdire le dumping social chez les producteurs des denrées que nous importons », poursuit Morgane Laurent.
Il faut toutefois reconnaître que si les caisses locales de l’alimentation choisissaient de conventionner uniquement une agriculture biologique et locale, il n’y aurait pas assez de production pour tout le territoire.
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« Il faudra peut-être, dans un premier temps, octroyer 100 euros pour les dépenses alimentaires et les 50 euros restants iraient aux agriculteurs ou aux distributeurs pour qu’ils investissent dans la qualité de leur activité, conformément aux standards décidés par les citoyens », imagine Éric Gauthier, référent du Réseau Salariat au sein du collectif SSA.
Révolution logistique
Comment sortir d’un engrenage où la production alimentaire est abondante, mais de mauvaise qualité ? L’implication politique est une condition sine qua non, car le marché de l’alimentation est mondialisé. Il s’organise en filières, de la semence à l’équipement agricole en passant par la transformation ou encore la vente.
La SSA impliquerait de repenser entièrement une architecture industrielle et logistique largement aux mains des multinationales de la grande distribution.
Reste également à convaincre l’usager, celui qui a du mal à finir le mois. « C’est pourquoi la mise en place de comités locaux de l’alimentation doit s’accompagner d’une formation des citoyens, pour qu’ils puissent prendre leurs décisions en connaissance de cause. Il est impératif qu’ils comprennent comment fonctionne aujourd’hui le marché alimentaire », estime Éric Gauthier, bénévole de l’association Au Maquis !, qui lance un comité local à l’échelle de la commune de Cadenet (2 000 habitants), dans le Vaucluse.
Des bénévoles à l’instar de Lucas Théodose, qui est prêt à une course de fond pour la SSA : « Si c’est pour une réforme durable et structurelle, donnons du temps au temps. Il a fallu 150 ans de mobilisations pour créer la Sécu. »